22 heures
On le surnommait le Simple d’esprit
11 était connu dans toute la forêt
et sur le bord de l’autoroute
À n’importe quelle saison
il se levait tôt
pour chercher des truffes ramasser des glands
des champignons
ou simplement du bois mort
Les automobilistes le croisaient souvent
qui tendait un seau rempli
du produit de son ramassage
et qu’il vendait pour presque rien
Les enfants du voisinage
le taquinaient sans l’accabler
et même le garde forestier fermait l’œil
quand il l’apercevait à des heures impossibles
se faufilant comme un renard parmi les arbres
Il avait la soixantaine
une barbe blanche couvrait son visage
Seuls ses yeux de faucon
luisaient au milieu de cette tête de prophète
déchu
Chaque matin
un sac de jute sur l’épaule
il s’engouffrait dans la forêt
et chaque jour
la peur le tenaillait
C’est qu’il craignait la forêt
dispensatrice de son pain quotidien
Il la croyait habitée maudite
depuis ce jour lointain ô si lointain
du temps où les Chrétiens
étaient les « maîtres de l’Heure »
et où il les avait vus
amener un homme
l’attacher à un arbre
faire feu sur lui
Le sang avait coulé dans la forêt
Cet homme
il le sut plus tard
était mort
pour que les étrangers ne soient plus les maîtres
pour que le pays revienne
à ses légitimes propriétaires
La même peur l’envahissait chaque jour
et le souvenir du sang
absorbé par la terre
Il s’acharnait sur un arbre écrasé
qu’il avait repéré la veille
Il cognait avec sa hache
s’attaquait uniquement aux grosses branches
éliminait les brindilles
jetait les morceaux de bois sur un tas qui grossissait
Le Simple d’esprit
travaillait depuis plus d’une heure
quand il s’arrêta
leva les yeux pour se rendre compte
de l’intensité du soleil
C’est alors qu’il les vit
entendit en même temps le bruit des moteurs
Ils étaient sept
sept camions militaires fermés
qui roulaient lentement
en formant un demi-cercle
à l’abord d’une clairière
Des jeeps apparurent
des voitures civiles
Ils s’immobilisèrent
et tout se fit rapidement
De chaque camion descendirent d’abord deux soldats
puis un homme ligoté
avec un bandeau sur les yeux
d’autres soldats
Civils et militaires
sortirent de leurs voitures
se rassemblèrent en petits groupes
Les hommes ligotés furent conduits chacun à un arbre
attachés
Des pelotons se formèrent
les mirent enjoué
Un ordre fut donné
et sept salves partirent
Un instant seulement
et les hommes furent détachés
transportés vers un camion
où ils furent jetés les uns sur les autres
La troupe s’entassa dans les autres véhicules
la foule regagna les jeeps les voitures
le cortège s’ébranla
s’éloigna à une vitesse vertigineuse
disparut derrière la forêt
Le Simple d’esprit avait vu
Il avait lâché la hache
Ses lèvres tremblaient
murmuraient des paroles
venues du fin fond de la mémoire
Les paroles devinrent de plus en plus audibles
jusqu’à se transformer en cri
Il regardait frénétiquement autour de lui
ensuite le ciel ses mains
les flaques de sang là-bas dans la clairière
sous les arbres
et brusquement il détala
courut courut
à travers la forêt
en poussant son cri jaculatoire
une seule phrase scandée
« Ils sont revenus
ils sont revenus
ils sont revenus » Personne ne
comprit d’abord le sens de ses paroles
Gongs d’annonce
tambours témoins La forêt s’est tue
pour écouter le bruissement
de sept rigoles de sang
Le fleuve coule et chuinte dans le brouillard
Battez
résonnez
battez gongs et cymbales
tambours cannibales de Sodome et
Gomorrhe narguant la justice au zénith
de leurs sévices Gongs de satrape espiègle
résonnez que sa volonté soit faite
dans cette nuit à carapace venimeuse où nous
vomissons nos tripes 0 nuit des
dupes aube de traîtrise
vous êtes entrées dans notre histoire
comme une écharde infrangible enracinée au c
entre de mémoire Notre peuple n’oubliera
pas jamais n’oubliera
Gongs d’annonce
tambours témoins battez
résonnez
battez plus fort que tam-tams hilares que tambours cannibales plus fort que gongs de tyrans Répercutez l’histoire des sept crucifiés de l’espoir
Qu’elle traverse les cités les plaines et les montagnes
Qu’elle traverse les frontières et les océans et que cette aurore sanglante devienne soleil fraternel message tragique de notre résistance
Maison centrale de Kénitra, 1975