L’arbre de fer fleurit

Abdellatif Laâbi
par Abdellatif Laâbi
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Ma femme aimée

l’aube nous rappelle à la présence

La lutte reprend

et l’amour s’épanouit comme une rose

dans l’arène de l’émeute

Ma main tremble

À la limite

c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer

pour l’élever en offrande jusqu’à toi

cette main justement

qui se dresse pour laver l’affront

oui pour toi

dans l’allégresse de l’émeute

Je fais appel au désert peuplé de la parole

au silence retentissant du commencement

je fais appel à l’eau, à son origine

de sources inconnues et de chutes terrifiantes

je fais appel à ce qui naît de la terre

et de la main de l’homme

je fais appel au tourbillon sourd et insensible

de l’émergence

je fais appel aux nappes dormantes du feu

à la droiture du ciel

flagellé du sceptre solaire

je fais appel à la profondeur nuptiale

modelant le souffle

dans ses entrailles emperlées

j’interpelle l’homme et la matière

je bondis au sein du mouvement

Mais l’aube de ma patrie s’étale

comme une énigme

Par-delà les barreaux

j’aperçois à peine un arbre

un minaret

je suis ébloui par tant de beauté

un frisson me traverse le dos

je surprends ton sommeil

de sphinx paisible

je me défais lentement d’un membre

pour l’élever en offrande jusqu’à toi

cette main justement

qui se dresse pour laver l’affront

oui pour toi

dans l’allégresse de l’émeute

Il faut pouvoir réfléchir :

comment en sommes-nous arrivés là

comment la révolution, toi

et ma longue marche

pour mériter la parole ?

Il faut pouvoir réfléchir

pour ravir à l’indicible

ce que nous pouvons encore ravir

Ma femme aimée

ma main tremble

C’est comme si j’avais seize ans

et que j’écrivais mon premier poème

Et si j’étais fou

et ma soif de désert incommensurable, inhabité

ma soif, relais de caravanes privées de sel

fou et qu’aucun campement n’apparaisse à mes yeux

aucune trace de monture ni de feu

ne pouvant plus imaginer les oasis de mon rêve

que dans la nuit glaciale d’autres planètes minérales

fou et que les mots eux-mêmes se rebellent

l’alphabet se retire dans une mémoire

au-delà de l’histoire

fou et que le sable lui-même se rétracte

emportant ses derniers mirages

fou

le silence s’installe sur la terre

alors que la nuit vient siéger sur mes épaules

Majnoun

je titube sans laisser rien paraître de ma détresse

m’engouffre lentement dans la grotte

Je venais d’enterrer les derniers miracles

Je n’ai jamais cessé de marcher

vers mes racines d’homme

sans sourciers, sans boussole

sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple

et les clameurs inédites de l’histoire

sauf mes yeux

n’ayant rien perdu

du désastre des ruelles

et de la rareté du pain

J’avais mal à mes racines

mes yeux

scrutant le cimetière de la horde

l’itinéraire de fulgurances

Je n’ai rien perdu, rien omis

des sévices de l’Autre ni des miens

rien, entends-tu

C’était l’ère des grands nomadismes

qu’attisait le soleil noir de l’Agression

J’avais urgence de ma face d’homme

Fou

je reviens de ces rêves

et je marche

d’abord

sur la ville

afin de dresser mon réquisitoire

Morte cité qui ne sut garder sa parole

qui dispersa ses tribus et appela les mercenaires

morte cité

qui resta sourde aux montagnes et aux sables

sourde au réquisitoire de ses poètes

morte cité

qui fit venir ses racines d’au-delà des mers

sans se soucier de l’inévitable érosion

morte cité

simple jalon de conquêtes

écurie de cavales et fortin de renégats

cité morte

d’avoir succombé aux mirages de l’océan

d’avoir saccagé ses greniers d’hommes

Et c’est cette cité qu’il s’agit de reconstruire

malgré le rapt, malgré le pillage

les frasques des sultans

et la décadence des dynasties

Mais même ce catafalque

qu’ai-je vu

même ce catafalque, parce que catafalque

a aimanté les charognards

et ils sont venus

par terre et par mer

brandissant l’ancienne croix

camouflant à peine la cagoule

et la terre leur appartint

parce que morte la cité

parce que sourde aux montagnes et aux sables

sourde au réquisitoire de ses poètes

Puis on crut un jour à la résurrection de la cité

Des idées folles circulaient dans ses venelles

On renoua le pacte

hélas dans les temples

et non les bidonvilles

les cités ouvrières

Et pourtant jamais foi

n’arma autant les déshérités

jamais appel ne fut autant

répercuté par les parias

Et la cité gronda en un grondement

et les montagnes et les sables dégorgèrent leurs trappes

et les greniers d’hommes qui dévalaient

Perfide cité

qui ne sut garder sa parole

qui dispersa ses tribus et appela

les nouveaux mercenaires

Et de nouveau le renvoi

du rêve dont la montagne regorge

dont les sables palpitent

dont les bidonvilles et les cités ouvrières tressaillent

C’est alors que j’ai parlé

Puis vers toi ma longue marche

pour mériter la parole

« Moi, qu’étais-je

avant de te connaître ? »

une grappe de colères flagellant les ruines

l’homme à croix et à cagoule

m’ayant ouvert le corps

trafiqué les organes, desserré le cerveau

m’ayant laissé pour mort

sur la marge de l’asphalte

quelques livres, quelques vivres

pour mieux organiser mon érosion

Qu’étais-je ?

une grappe de colères flagellant les ruines

maudissant la cité

la haine prenant corps

lançant anathème sur anathème

à la tête des couardises

des traîtrises

et des valeurs fossiles

la haine prenant corps

la mort de Dieu

et la nouvelle barbarie

ni ceci, ni cela

dans le labyrinthe de l’orgueil

Et puis ta main

et la tendresse du monde

ce que les livres ne m’ont pas appris

ce que les ruelles ne m’ont pas appris

ce que seule la vasque me murmurait

ce que seule l’arabesque me suggérait

quand je naquis à la contemplation

Ta main de sourcière

ruisselante d’aurores

que je pris

ajustant doigt sur doigt

faisant coïncider les lignes

m’assurant de sa matérialité

ayant senti son fluide, son philtre

me brancher sur les forces originelles

Moi

qu’étais-je ?

une grappe de colères flagellant les ruines

m’éveillant à peine

à la grande misère sociale

dans un univers pris de convulsions

J’appréhendais la fin

j’appréhendais le commencement

mais je piaffais, ruais, mordais

scalpé dans ma chair et mes yeux

maudissant notre honte

l’attentisme et la suffisance

concevant la plus grande haine qui fût

contre les agresseurs de notre histoire

Et puis tes yeux

comme ce feu sur la montagne

mais une montagne où se serait transportée la mer

comme pour munir d’une double transparence

la voûte du ciel

toutes les nuances du bleu

avec un soupçon de vert-forêt

et des pigments fauves de terre

tels je les imagine

Que disaient tes yeux

si ce n’est le mensonge de ma tribu

au sujet des gazelles du désert

si ce n’est l’hypocrisie

des poètes courtisans

tombeurs des Faces-de-lune

et admirateurs autant d’éphèbes

si ce n’est l’horreur

de la violence patriarcale

exécutant légitimement le coït

Je me suis révolté d’abord contre cela

Puis tes yeux

comme le réveil fragile de ma patrie

en ses aubes de déchirements

la brise léchant l’or des minarets

et ce feu transparent sur la montagne

Tu me regardais

comme Atlantis

ou le Christ devenu lion

et d’abord c’est toute ma détresse rageuse

que je noyais dans les fonds marins de tes yeux

Nous étions comme deux continents

que la dérive portait jusqu’à la rencontre

l’un sous l’autre, l’un sur l’autre

et de racines entremêlées

et de sèves antédiluviennes

et de tout ce qui n’y a pas avorté

et de tout ce qui y ressemble à l’homme

se formait le corps étonnant de notre amour

Et puis je découvrais

le troisième cou de ton corps

la racine artère de tes zones profondes

ses nervures prenant d’assaut

les sentiers éblouissants de ton flanc

taillé sur ma main

pour transmettre à toute ta stature

des hennissements de jument protectrice

Oui

le soleil quand il engrossa la terre

à peine surgie du chaos

désemparée la terre

secouée de grands spasmes

cherchant assise

C’est à ce moment exact que les volcans se réveillèrent

et que la terre ayant conçu

prit d’aise sa place dans l’univers

Oui

nuit, mes yeux perdus

sans souvenance

de toutes mes douleurs accumulées

et ma nouvelle errance

nuits

où je rejoignais l’androgyne

abattant tout autour de notre nuit

les lianes du mythe

Puis tes seins en leur naissance

ta permanence virginale

bourgeonnant de part et d’autre

pour mieux soulever

les voûtes flamboyantes de tes hanches

et en cet équilibre de cathédrale

adoucir l’éclat arc-en-ciel de tes verrières

Puis ta nuque offerte

distribuant les nuances de la blancheur à ton dos

et sans chronologie aucune

tes lèvres

que je ne voudrais célébrer que pour toi

Qu’étais-je ?

une grappe de colères flagellant les ruines

titubant dans les gradins de l’ancienne cité

spectateur de la décomposition

contre laquelle venaient se heurter

les griffes désespérées de ma naïveté

sans parler de l’autre cité

la Sodome

où des sardanapales en tenue d’opulence et de pouvoir

narguaient mon impuissance

me tendaient mille pièges

de leur lubricité, triomphalisme

mystères savamment entretenus

titubant

avec comme seule issue

la raison brutale d’un monde malade

d’un côté l’horreur

de l’autre l’exil

C’est alors qu’il y eut le rejet salutaire avant le réenracinement

Oui la poésie restaurera l’homme

Qui de nous écrit le poème

puisque mes mains t’appartiennent

puisque la poésie

pour se purifier

pour se soumettre à l’ordalie

doit passer par les cimes de tes yeux

puisque mon souffle rebondit

d’une autre poitrine ?

J’écris

et ma main vient de loin

pour imprimer sur la rouille de mes barreaux

les paroles illuminées du poème

« Je suis devenu celui que j’aime

et celui que j’aime est devenu moi »

Ils sont venus me chercher

peu importent leurs visages

les mots qu’ils ont prononcés

Ne sont-ils pas tous les mêmes

assassins de Guevara ou geôliers de Samih al-Qassim

le même tortionnaire qui sévit

dans quelque sous-sol du Brésil

dans quelque cage à tigres du Vietnam

le même gorille qui attira Ben Barka

dans la villa du crime

le même bourreau qui a terrorisé les peuples

depuis l’Inquisition

le même musée de l’horreur ?

Frêle matin que celui-là

et douce la pluie de janvier

et terrible la pénombre du baptême de la douleur

Je me souviens du baiser d’adieu

déposé sur ton front

et sur celui des enfants

Je partais

comme pour quelque voyage

alors que le soleil repoussait les nuages

Je me souviens de ton ventre

portant depuis huit mois

notre troisième enfant

celle que nous avons appelée

pour nous assurer du Retour

Qods

Jérusalem de nos espoirs

Puis le ciel s’obscurcit

et les tortionnaires faisaient déjà leur « travail »

Si je te remémore cela

c’est parce que la même douleur nous a traversé

le dos et les membres

parce que nous nous sommes étouffés à la même bassine

c’est parce que nous avons entendu les mêmes grossièretés

parce que nous nous donnions la main

pour imaginer

au-delà de la salle de torture

le mouvement irrésistible

du peuple justicier

soulevant les horizons lointains

approchant la clarté essentielle

J’ai une terrible passion du futur

Ni le premier, ni le dernier

avant et après

j’ai pensé aux autres

à la même épaisseur de douleur

tranchée dans le vertige

et j’ai appelé :

Tiens bon camarade

tes premiers pas dans la nuit barbare

ton cœur suspendu

un gros caillou dans la gorge

et la saignée dans les entrailles

l’angoisse de ce qui n’est pas l’homme

l’immense solitude

et ce cri terrible

qui traverse les parois

pour ressortir de ta poitrine

Tiens bon camarade

Je sais les dix pas exacts

tournoyants de l’attente

je sais l’idiome des murs

la souffrance résumée et datée

les strates de courage

arrachées au plâtre et au fer

je sais à quoi tu penses

la division du temps

en grandes vagues de vigilance

sécrétant des citadelles d’espoir

debout, marche, tourne

la lumière aspirée sauvagement par les barreaux

l’heure du fauve qui approche

Tiens bon camarade

ne laisse pas une lampée

de la soupe qu’on te pousse

une miette de pain

couvre-toi comme tu peux

essaie de dormir

prends garde à ta précieuse santé

rassemble tes forces

roc inatteignable

fer trempé

ainsi affronter l’ennemi

dans ta superbe

Tiens bon camarade

et sans effort

tu verras s’écrouler

les châteaux d’argile

détaler l’armée des nabots

fondre armes, armoiries et épouvantails

mais ce qui importe

tu verras se lever le premier rayon

du soleil essentiel

éclairant le sursaut des hommes

à l’intersection de toutes les colères

C’est beau de penser à notre pays

à notre peuple

dans ce frisson d’amour douloureux

et de pouvoir pleurer

juste une larme ou deux

des larmes de joie

Tiens bon camarade

lève la tête

Cette douleur qui te traverse le corps

c’est le pain et le sel partagés

c’est le seuil de la fraternité

des hommes aux mains miraculeuses

De plus en plus fort

c’est le mur qu’on frappe

c’est un autre corps qu’on torture

c’est le tortionnaire qui se mutile

De plus en plus fort

la haine se forge sur cette enclume

des chiens aboient tout autour

des hyènes déversent leur haleine

Mais l’homme étendu, suspendu là

trempé jusqu’aux os

c’est le maître et le possesseur

l’homme embaumé d’étoiles

l’homme à la longue marche

multiplié dans tous les humiliés de la terre

Tiens bon camarade

Où que tu sois

nos cœurs battent à l’unisson

tellement juste et fort

que plus rien ne pourra désormais arrêter

ce tocsin de la justice qui accourt

Joie du retour

puis de nouveau

les hommes à masque d’inquisition

les ennemis du soleil et de l’espoir

et ce fut la grande déchirure

cette geôle aux frontières de l’inhumain

en dehors du monde

en un lieu où s’évanouit le souffle de l’homme

où ne pénètrent que les miasmes bestiaux

J’ai cru mourir

et ce n’était pas tellement la douleur

de disparaître en tant que moi

mais celle de me trancher

de toi-même

Quels organes choisir, quelles veines

quelle partie du sourire et du verbe

quelle main garder dans le néant ?

Et je marchais

dans cette nuit de fin des temps

dix pas tombant un à un

comme dans un chapelet de monstre

dans cette nuit

où je défendais à mourir

mon humanité, mes idées

et ton amour

Une seule image endiguait ma démence

la certitude matérielle

de cette grande fête des pauvres

où je nous voyais

la main dans la main

baignés par la chaude ferveur

de notre peuple

enfin libre

Alors le soleil ne fut point avare

La porte de la prison s’est fermée

Nous revenons à un monde

lus familier de l’homme

parce que la souffrance qu’on y vit

parce que les injustices qu’on y subit

sont à échelle humaine

même si elles doivent être combattues

et disparaître

C’est le reliquat des siècles obscurs

et du règne du capital

et parmi les châtiments du drapeau rouge

sera l’extinction de cette anomalie

C’est bon

nous verrons qui de l’autre se lassera

nous verrons qui de l’autre détalera

nous verrons

qui est prisonnier de qui

qui jugera qui

qui condamnera qui

Abdellatif Laâbi

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