L’arbre de fer fleurit
Ma femme aimée
l’aube nous rappelle à la présence
La lutte reprend
et l’amour s’épanouit comme une rose
dans l’arène de l’émeute
Ma main tremble
À la limite
c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Je fais appel au désert peuplé de la parole
au silence retentissant du commencement
je fais appel à l’eau, à son origine
de sources inconnues et de chutes terrifiantes
je fais appel à ce qui naît de la terre
et de la main de l’homme
je fais appel au tourbillon sourd et insensible
de l’émergence
je fais appel aux nappes dormantes du feu
à la droiture du ciel
flagellé du sceptre solaire
je fais appel à la profondeur nuptiale
modelant le souffle
dans ses entrailles emperlées
j’interpelle l’homme et la matière
je bondis au sein du mouvement
Mais l’aube de ma patrie s’étale
comme une énigme
Par-delà les barreaux
j’aperçois à peine un arbre
un minaret
je suis ébloui par tant de beauté
un frisson me traverse le dos
je surprends ton sommeil
de sphinx paisible
je me défais lentement d’un membre
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Il faut pouvoir réfléchir :
comment en sommes-nous arrivés là
comment la révolution, toi
et ma longue marche
pour mériter la parole ?
Il faut pouvoir réfléchir
pour ravir à l’indicible
ce que nous pouvons encore ravir
Ma femme aimée
ma main tremble
C’est comme si j’avais seize ans
et que j’écrivais mon premier poème
Et si j’étais fou
et ma soif de désert incommensurable, inhabité
ma soif, relais de caravanes privées de sel
fou et qu’aucun campement n’apparaisse à mes yeux
aucune trace de monture ni de feu
ne pouvant plus imaginer les oasis de mon rêve
que dans la nuit glaciale d’autres planètes minérales
fou et que les mots eux-mêmes se rebellent
l’alphabet se retire dans une mémoire
au-delà de l’histoire
fou et que le sable lui-même se rétracte
emportant ses derniers mirages
fou
le silence s’installe sur la terre
alors que la nuit vient siéger sur mes épaules
Majnoun
je titube sans laisser rien paraître de ma détresse
m’engouffre lentement dans la grotte
Je venais d’enterrer les derniers miracles
Je n’ai jamais cessé de marcher
vers mes racines d’homme
sans sourciers, sans boussole
sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple
et les clameurs inédites de l’histoire
sauf mes yeux
n’ayant rien perdu
du désastre des ruelles
et de la rareté du pain
J’avais mal à mes racines
mes yeux
scrutant le cimetière de la horde
l’itinéraire de fulgurances
Je n’ai rien perdu, rien omis
des sévices de l’Autre ni des miens
rien, entends-tu
C’était l’ère des grands nomadismes
qu’attisait le soleil noir de l’Agression
J’avais urgence de ma face d’homme
Fou
je reviens de ces rêves
et je marche
d’abord
sur la ville
afin de dresser mon réquisitoire
Morte cité qui ne sut garder sa parole
qui dispersa ses tribus et appela les mercenaires
morte cité
qui resta sourde aux montagnes et aux sables
sourde au réquisitoire de ses poètes
morte cité
qui fit venir ses racines d’au-delà des mers
sans se soucier de l’inévitable érosion
morte cité
simple jalon de conquêtes
écurie de cavales et fortin de renégats
cité morte
d’avoir succombé aux mirages de l’océan
d’avoir saccagé ses greniers d’hommes
Et c’est cette cité qu’il s’agit de reconstruire
malgré le rapt, malgré le pillage
les frasques des sultans
et la décadence des dynasties
Mais même ce catafalque
qu’ai-je vu
même ce catafalque, parce que catafalque
a aimanté les charognards
et ils sont venus
par terre et par mer
brandissant l’ancienne croix
camouflant à peine la cagoule
et la terre leur appartint
parce que morte la cité
parce que sourde aux montagnes et aux sables
sourde au réquisitoire de ses poètes
Puis on crut un jour à la résurrection de la cité
Des idées folles circulaient dans ses venelles
On renoua le pacte
hélas dans les temples
et non les bidonvilles
les cités ouvrières
Et pourtant jamais foi
n’arma autant les déshérités
jamais appel ne fut autant
répercuté par les parias
Et la cité gronda en un grondement
et les montagnes et les sables dégorgèrent leurs trappes
et les greniers d’hommes qui dévalaient
Perfide cité
qui ne sut garder sa parole
qui dispersa ses tribus et appela
les nouveaux mercenaires
Et de nouveau le renvoi
du rêve dont la montagne regorge
dont les sables palpitent
dont les bidonvilles et les cités ouvrières tressaillent
C’est alors que j’ai parlé
Puis vers toi ma longue marche
pour mériter la parole
« Moi, qu’étais-je
avant de te connaître ? »
une grappe de colères flagellant les ruines
l’homme à croix et à cagoule
m’ayant ouvert le corps
trafiqué les organes, desserré le cerveau
m’ayant laissé pour mort
sur la marge de l’asphalte
quelques livres, quelques vivres
pour mieux organiser mon érosion
Qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
maudissant la cité
la haine prenant corps
lançant anathème sur anathème
à la tête des couardises
des traîtrises
et des valeurs fossiles
la haine prenant corps
la mort de Dieu
et la nouvelle barbarie
ni ceci, ni cela
dans le labyrinthe de l’orgueil
Et puis ta main
et la tendresse du monde
ce que les livres ne m’ont pas appris
ce que les ruelles ne m’ont pas appris
ce que seule la vasque me murmurait
ce que seule l’arabesque me suggérait
quand je naquis à la contemplation
Ta main de sourcière
ruisselante d’aurores
que je pris
ajustant doigt sur doigt
faisant coïncider les lignes
m’assurant de sa matérialité
ayant senti son fluide, son philtre
me brancher sur les forces originelles
Moi
qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
m’éveillant à peine
à la grande misère sociale
dans un univers pris de convulsions
J’appréhendais la fin
j’appréhendais le commencement
mais je piaffais, ruais, mordais
scalpé dans ma chair et mes yeux
maudissant notre honte
l’attentisme et la suffisance
concevant la plus grande haine qui fût
contre les agresseurs de notre histoire
Et puis tes yeux
comme ce feu sur la montagne
mais une montagne où se serait transportée la mer
comme pour munir d’une double transparence
la voûte du ciel
toutes les nuances du bleu
avec un soupçon de vert-forêt
et des pigments fauves de terre
tels je les imagine
Que disaient tes yeux
si ce n’est le mensonge de ma tribu
au sujet des gazelles du désert
si ce n’est l’hypocrisie
des poètes courtisans
tombeurs des Faces-de-lune
et admirateurs autant d’éphèbes
si ce n’est l’horreur
de la violence patriarcale
exécutant légitimement le coït
Je me suis révolté d’abord contre cela
Puis tes yeux
comme le réveil fragile de ma patrie
en ses aubes de déchirements
la brise léchant l’or des minarets
et ce feu transparent sur la montagne
Tu me regardais
comme Atlantis
ou le Christ devenu lion
et d’abord c’est toute ma détresse rageuse
que je noyais dans les fonds marins de tes yeux
Nous étions comme deux continents
que la dérive portait jusqu’à la rencontre
l’un sous l’autre, l’un sur l’autre
et de racines entremêlées
et de sèves antédiluviennes
et de tout ce qui n’y a pas avorté
et de tout ce qui y ressemble à l’homme
se formait le corps étonnant de notre amour
Et puis je découvrais
le troisième cou de ton corps
la racine artère de tes zones profondes
ses nervures prenant d’assaut
les sentiers éblouissants de ton flanc
taillé sur ma main
pour transmettre à toute ta stature
des hennissements de jument protectrice
Oui
le soleil quand il engrossa la terre
à peine surgie du chaos
désemparée la terre
secouée de grands spasmes
cherchant assise
C’est à ce moment exact que les volcans se réveillèrent
et que la terre ayant conçu
prit d’aise sa place dans l’univers
Oui
nuit, mes yeux perdus
sans souvenance
de toutes mes douleurs accumulées
et ma nouvelle errance
nuits
où je rejoignais l’androgyne
abattant tout autour de notre nuit
les lianes du mythe
Puis tes seins en leur naissance
ta permanence virginale
bourgeonnant de part et d’autre
pour mieux soulever
les voûtes flamboyantes de tes hanches
et en cet équilibre de cathédrale
adoucir l’éclat arc-en-ciel de tes verrières
Puis ta nuque offerte
distribuant les nuances de la blancheur à ton dos
et sans chronologie aucune
tes lèvres
que je ne voudrais célébrer que pour toi
Qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
titubant dans les gradins de l’ancienne cité
spectateur de la décomposition
contre laquelle venaient se heurter
les griffes désespérées de ma naïveté
sans parler de l’autre cité
la Sodome
où des sardanapales en tenue d’opulence et de pouvoir
narguaient mon impuissance
me tendaient mille pièges
de leur lubricité, triomphalisme
mystères savamment entretenus
titubant
avec comme seule issue
la raison brutale d’un monde malade
d’un côté l’horreur
de l’autre l’exil
C’est alors qu’il y eut le rejet salutaire avant le réenracinement
Oui la poésie restaurera l’homme
Qui de nous écrit le poème
puisque mes mains t’appartiennent
puisque la poésie
pour se purifier
pour se soumettre à l’ordalie
doit passer par les cimes de tes yeux
puisque mon souffle rebondit
d’une autre poitrine ?
J’écris
et ma main vient de loin
pour imprimer sur la rouille de mes barreaux
les paroles illuminées du poème
« Je suis devenu celui que j’aime
et celui que j’aime est devenu moi »
Ils sont venus me chercher
peu importent leurs visages
les mots qu’ils ont prononcés
Ne sont-ils pas tous les mêmes
assassins de Guevara ou geôliers de Samih al-Qassim
le même tortionnaire qui sévit
dans quelque sous-sol du Brésil
dans quelque cage à tigres du Vietnam
le même gorille qui attira Ben Barka
dans la villa du crime
le même bourreau qui a terrorisé les peuples
depuis l’Inquisition
le même musée de l’horreur ?
Frêle matin que celui-là
et douce la pluie de janvier
et terrible la pénombre du baptême de la douleur
Je me souviens du baiser d’adieu
déposé sur ton front
et sur celui des enfants
Je partais
comme pour quelque voyage
alors que le soleil repoussait les nuages
Je me souviens de ton ventre
portant depuis huit mois
notre troisième enfant
celle que nous avons appelée
pour nous assurer du Retour
Qods
Jérusalem de nos espoirs
Puis le ciel s’obscurcit
et les tortionnaires faisaient déjà leur « travail »
Si je te remémore cela
c’est parce que la même douleur nous a traversé
le dos et les membres
parce que nous nous sommes étouffés à la même bassine
c’est parce que nous avons entendu les mêmes grossièretés
parce que nous nous donnions la main
pour imaginer
au-delà de la salle de torture
le mouvement irrésistible
du peuple justicier
soulevant les horizons lointains
approchant la clarté essentielle
J’ai une terrible passion du futur
Ni le premier, ni le dernier
avant et après
j’ai pensé aux autres
à la même épaisseur de douleur
tranchée dans le vertige
et j’ai appelé :
Tiens bon camarade
tes premiers pas dans la nuit barbare
ton cœur suspendu
un gros caillou dans la gorge
et la saignée dans les entrailles
l’angoisse de ce qui n’est pas l’homme
l’immense solitude
et ce cri terrible
qui traverse les parois
pour ressortir de ta poitrine
Tiens bon camarade
Je sais les dix pas exacts
tournoyants de l’attente
je sais l’idiome des murs
la souffrance résumée et datée
les strates de courage
arrachées au plâtre et au fer
je sais à quoi tu penses
la division du temps
en grandes vagues de vigilance
sécrétant des citadelles d’espoir
debout, marche, tourne
la lumière aspirée sauvagement par les barreaux
l’heure du fauve qui approche
Tiens bon camarade
ne laisse pas une lampée
de la soupe qu’on te pousse
une miette de pain
couvre-toi comme tu peux
essaie de dormir
prends garde à ta précieuse santé
rassemble tes forces
roc inatteignable
fer trempé
ainsi affronter l’ennemi
dans ta superbe
Tiens bon camarade
et sans effort
tu verras s’écrouler
les châteaux d’argile
détaler l’armée des nabots
fondre armes, armoiries et épouvantails
mais ce qui importe
tu verras se lever le premier rayon
du soleil essentiel
éclairant le sursaut des hommes
à l’intersection de toutes les colères
C’est beau de penser à notre pays
à notre peuple
dans ce frisson d’amour douloureux
et de pouvoir pleurer
juste une larme ou deux
des larmes de joie
Tiens bon camarade
lève la tête
Cette douleur qui te traverse le corps
c’est le pain et le sel partagés
c’est le seuil de la fraternité
des hommes aux mains miraculeuses
De plus en plus fort
c’est le mur qu’on frappe
c’est un autre corps qu’on torture
c’est le tortionnaire qui se mutile
De plus en plus fort
la haine se forge sur cette enclume
des chiens aboient tout autour
des hyènes déversent leur haleine
Mais l’homme étendu, suspendu là
trempé jusqu’aux os
c’est le maître et le possesseur
l’homme embaumé d’étoiles
l’homme à la longue marche
multiplié dans tous les humiliés de la terre
Tiens bon camarade
Où que tu sois
nos cœurs battent à l’unisson
tellement juste et fort
que plus rien ne pourra désormais arrêter
ce tocsin de la justice qui accourt
Joie du retour
puis de nouveau
les hommes à masque d’inquisition
les ennemis du soleil et de l’espoir
et ce fut la grande déchirure
cette geôle aux frontières de l’inhumain
en dehors du monde
en un lieu où s’évanouit le souffle de l’homme
où ne pénètrent que les miasmes bestiaux
J’ai cru mourir
et ce n’était pas tellement la douleur
de disparaître en tant que moi
mais celle de me trancher
de toi-même
Quels organes choisir, quelles veines
quelle partie du sourire et du verbe
quelle main garder dans le néant ?
Et je marchais
dans cette nuit de fin des temps
dix pas tombant un à un
comme dans un chapelet de monstre
dans cette nuit
où je défendais à mourir
mon humanité, mes idées
et ton amour
Une seule image endiguait ma démence
la certitude matérielle
de cette grande fête des pauvres
où je nous voyais
la main dans la main
baignés par la chaude ferveur
de notre peuple
enfin libre
Alors le soleil ne fut point avare
La porte de la prison s’est fermée
Nous revenons à un monde
lus familier de l’homme
parce que la souffrance qu’on y vit
parce que les injustices qu’on y subit
sont à échelle humaine
même si elles doivent être combattues
et disparaître
C’est le reliquat des siècles obscurs
et du règne du capital
et parmi les châtiments du drapeau rouge
sera l’extinction de cette anomalie
C’est bon
nous verrons qui de l’autre se lassera
nous verrons qui de l’autre détalera
nous verrons
qui est prisonnier de qui
qui jugera qui
qui condamnera qui