L’assemblée du désert
Une terre se lèvera
à l’horizon du cœur
Je l’imagine d’abord
je lui donne la forme inimitable
de l’œil
je donne à l’œil
les prunelles magnétiques du désert
un maquis en guise de cils
je donne au maquis
les ailes du faucon arabe
l’envergure du châtaignier-roi
je donne au châtaignier
le nid évanescent des nuages
et la lune en pâture
Terre à l’horizon
surgie des rails
renversant de fugitives arènes
montagne tourbillonnant
sous le fouet de lumière
main ouverte dans le granit
pour écarter l’orage
offrir à l’hôte
le lait, les dattes
et les clés du silence
Terre tout autour
bouche sans carmin
toison pudique
blessure ravivée à mots couverts-chantants
arôme restitué
des rosiers sauvages de l’enfance
prémices de Babel
au partage du pain
du vin
dans le coude-à-coude corsé du rire
perdues à volonté
dans cette marche inaugurale
où tant de mers trouveront leur mesure
deviendront romances d’amours platoniques
oraisons
jactances
panégyriques
joutes de beauté
Terre
où la parole ne meurt
sous le glacis du bitume
il suffit d’une comptine de l’enfance
d’un petit air de flûte
d’un coup de tambourin
pour que la mélopée réveille les langues
les réconcilie
fasse tenir l’histoire
dans le creux de la main
convoque la constellation des martyrs
des esclaves
des pestiférés
des partageux
des bûcherons au chômage
et ceux-là sans tarder accourent
à pas de géant
hirsutes propres
ils dévalent le chemin de Sinaï
de Lozère et d’Aurès
marchent sur les eaux, les laves
le feu, les tessons
ils rejoignent le cercle
indiqué par toutes les pierres levées
Sous la tutelle de l’arbre
ils déposent la croix de leur ombre
leur havresac de blessures
taillées dans l’espérance
la furieuse attente
du Jour des Comptes
À croupetons
ils forment la ronde du partage
se sustentent avec du lait de chèvre
des châtaignes ou des dattes
pour que la flamme nourrie de leurs os
brille de près et de loin
éloigne les fauves
de leur sépulture ouverte
Dans le silence sacré
ils font leurs ablutions sèches
en écoutant le message du fleuve
enfoui sous le causse
et la mer des sables :
« Que celui qui se croit encore prophète
sorte des rangs !
Nous célébrons le deuil
la promesse libre de la blessure
nous revenons au monde
pour la beauté de l’adieu
nous sommes les vaincus
de la guerre et de la paix
nous ne voulons rien
ni les biens ni le mal
ni même l’éternité
nous ne demandons pas
la place au soleil
et la loi écrite
nous ne voulons pas
d’une terre délimitée par la couleur
la religion
le sexe de l’arpenteur
nous célébrons l’indigence
et l’amitié des étoiles fixes
nous voulons simplement vivre
notre foi vagabonde
notre lot du périple
avec la vigueur, la rigueur
de nos yeux de témoins
Levons-nous
hommes femmes enfants de maintes migrations
reprenons nos outres, nos ailes
reprenons notre marche
ne nous hâtons pas
nous avons toute la mort
pour nous enquérir de la source
retourner au point de départ
qui nous distribuera sur les départs
nous avons toute la mort
pour ne pas faiblir, rougir
devant les vivants. »
Pleine lune. La nuit serpente entre les gorges du Tarn. Au matin, elle se versera dans le Jourdain, et de là peut-être, on ne sait comment, dans l’Euphrate. Le scribe a déjà fait son travail. Il a gravé l’écho du fleuve sur des tablettes qu’il a enterrées dans le tronc de l’arbre appelé « homme debout ». Il s’étend au milieu du sanctuaire déserté, attend le rêve qui le hante depuis le jour où il a achevé son initiation à l’écriture. Le rêve ne tarde pas. Il y est question d’un roi, d’une hérésie, d’une drôle de guerre où les enfants dénoncent leurs parents à l’ennemi. D’une révolte d’esclaves qui détruisent le grand Temple et offrent le pouvoir aux fous de Dieu. D’un vieillard à la longue barbe, à l’index toujours accusateur, qui voit Satan partout et dont la mort entraîne le suicide collectif de ses adeptes. D’un déluge interstellaire et d’une arche futuriste. D’une île perdue où un bébé miraculé grandit tout seul, se nourrit, se vêt, se soigne et finit par devenir philosophe.
Un rêve ordinaire somme toute. Avec sa dose d’amalgame, la vitesse d’enfer de sa chronologie, cette façon insidieuse de poser les questions et d’y répondre en même temps.
Le scribe ne demande pas mieux. Cet art du raccourci l’arrange, tant le papier est rare et l’encre froide. Et puis, travaillant ainsi, il VOIT à l’avance ce qu’il écrit. Il n’est pas tenté par la rumeur et la rhétorique. Il peut, si nécessaire, donner ses sources.
Cette nuit comme la précédente, le rêve s’enlisera. Vu l’infini. Toujours lui. Où tout se fait et se défait. Où même l’horreur devient ordinaire et ne résiste guère au sommeil mérité. Ah l’homme, cet être oublieux, maniaque du souvenir !
Terre
au soleil bleuissant des crêtes
matinal impromptu
trempant sa moustache poivre et sel
dans la délicate porcelaine du café
facétieux comme la chanson
qui fait gicler l’eau
pour diluer la caresse laissée par le savon
sur le polisson asphodèle
Curée des routes, lacis, sentiers
cheveux d’ange, menthe pouliot
pour faire oublier les pins intrus
paysages trahissant la lune
se souvenant du volcan géniteur
horizons en cavale
pur-sang au repos
monstre de grâce
s’oubliant dans ses rêveries de peintre flamand
villages fermés comme un théâtre
voué à Shakespeare
table dressée sur l’eau
pour que les poètes boivent
dans le même verre
mangent
sans laisser tomber une seule miette
du pain légendaire
porté à dos
tel un nourrisson de la brousse
Soleil à la poitrine ouverte
au cœur de musc
soleil fou
ignorant l’arrachement
de celui qui ne fait que passer
se perd en tout lieu
prend une église pour une mosquée
un berger pour un muezzin
une forêt pour un désert
un fleuve pour un messager
une bougie pour une vestale
celui qui s’étonne qu’un croissant de lune
se lève ailleurs que dans le ciel d’Islam
celui qui s’est fait passeur
entre rives sœurs-ennemies
en connaissance de mal de mer
celui qui piaffe
court, tombe, se redresse
de jour, de nuit
et maudit la vastitude du monde
Celui-là qui ne connaît de prière
que le poème
Ce soir, il priera avec un autre poème. Il en choisira amoureusement les ingrédients : safran en étamines, coriandre, gingembre, cardamome, cannelle, eau de fleur d’oranger, citrons bergamotes confits, olives rouges acidulées, poivrons, un soupçon indicible de Grenade, une bonne pincée des mystères de Fès. Sa mère guidera sa main pour verser la juste quantité d’huile, d’eau, touiller au bon moment, réduire la sauce, couper en petits morceaux ce qui doit fondre, enrober les viandes de ce bouquet d’arômes que seuls les initiés doivent distinguer.
La Cène se déroulera sans angoisse. Les apôtres s’étonneront d’abord de cette manne. Il se fera un silence vite relayé par la boulimie du rire. La nouvelle religion sera gastronomique ou ne sera pas. Le vin coulera à l’appui. Il n’y aura pas de traître au moment de l’adieu.
Aube du départ. Seul dans le grand lit qui n’aura pas connu l’amour. Comme ils sont grands les lits de la chasteté ! Heureusement que la tête est pleine. Cette terre familière comme une énigme. Austère et généreuse. Déserte et peuplée. Bavarde et discrète. Se refusant et se donnant. Unique et multiple. Que rappelle-t-elle ? Une simple terre ou un continent ? Une passerelle sur la voie impénétrable de l’éternel retour ?
Et voilà, déjà, en filigrane, le sentiment de son inéluctable éloignement, ô Sindbad, maître de l’inconstance, car c’est bien la terre, toute la terre que tu veux.
Une terre s’est levée
à l’horizon du cœur
Elle avait la forme inimitable
de l’œil
les prunelles magnétiques du désert
un maquis en guise de cils
Elle avait les ailes du faucon arabe
l’envergure du châtaignier-roi
L’ai-je imaginée ?
Peut-être
mais je sais qu’elle m’a remis
sous une pluie battante
sans cérémonie
les clés de son silence