Le creuset du poème
Je voudrais t’expliquer pourquoi
depuis que je suis ici
un rien m’émeut
le moindre spectacle inhabituel
la moindre manifestation de vie
Je t’ai demandé parfois
si tu croyais que ce faisant
je n’étais pas devenu trop sensible
si je n’étais pas victime
de cette entreprise d’infantilisation
dont on nous assaille
et que je ne connais que trop
t’en ayant décrit les grosses ficelles
et chaque fois
tu protestais que non
que moi
je ne deviendrais jamais un « prisonnier »
que c’était naturel que je sois fasciné
par tous mes manques
Tu te souviens
de ce pigeon qui avait pris l’habitude
de descendre dans notre cour
et dont je t’ai décrit la démarche
le plumage bariolé, flamboyant des ailes
de la gorge
l’œil rond
filant comme du vif-argent
me rappelant cette méfiance immémoriale
qu’il y a entre nous
et les bêtes
Ou encore
ma stupéfaction devant les premières fleurs
que nous avons pu nous procurer ici
et qui étaient plantées dans des boîtes de conserve
les longs moments que je passais
à les regarder
suivant le tracé des dessins
cherchant le foyer des couleurs
leurs aires de fusion
les articulations de leurs osmoses
comment j’avançais le doigt pour caresser un pétale
en dessiner le contour
Ou bien encore ces moments
où je guettais le vol des hirondelles
arbalètes gracieuses et acrobates
qui rejoignaient avec assurance leurs nids
et piaillaient nerveusement
comme pour demander
de dégager le passage
Parfois aussi
le ciel
cet océan du prisonnier
où les nuages sont tour à tour
lourdes caravelles fuyant des bateaux corsaires
dragons marins de légendes
ouvrant toutes grandes leurs gueules
hommes nus et musclés
de peintures italiennes
voguant là-haut
ailés comme dans les originaux craquelés des toiles
Ce serait fastidieux
d’énoncer toutes mes fascinations
cet effroi heureux qui me remue
face à la beauté en friche
Oui pourquoi cette aimantation
alors que tu sais
que je n’ai pas la larme facile
et que même
lorsque j’étais « libre »
je regardais d’un œil relativement paisible
toutes les grâces qui habituellement nous inondent
Ma réponse est simple
c’est que j’y ai un peu réfléchi :
parmi les chaînes de la condition carcérale
il y a l’atrophie du réel
et la réalité
cette assise mouvante
appareillant toujours
vers de plus hautes formes d’intelligence
est l’organe qui permet à l’imagination d’éclore
de capter les signes et les forces essentielles
du poème
de transporter ce réel transfiguré
de l’organe à tout le corps humain
Tu vois donc
ce pigeon, ces fleurs
cette hirondelle, ces nuages
c’était le creuset où le poème
tentait à travers mille entraves ou interdits
de rejoindre
et propulser la vie