Le poète ne fait que passer
Je m’en irai
avec ce siècle où j’ai mal vécu
sans même m’offrir
le luxe du désespoir
Je m’en irai
avec ma fronde et mes cailloux
le coq égorgé sur ma poitrine
pour avoir chanté la nuit
Je m’en irai
avec le secret de ma pyramide
et le tatouage de mes barreaux
mes petits pieds lacérés par le miroir
où j’ai refusé de me regarder
Je m’en irai
sage et ignorant
doux amer
sans dire adieu
à celle que je n’ai pas su aimer
Je tomberai
foudroyé
comme une étoile oubliée des hommes
dans le désert des voix
J’aurai vécu
du peu que la douleur permet
le rire inaugural de l’enfant
l’odeur de fleur d’oranger
du drap brodé
dont ma mère me recouvrait
les cals prodigieux
aux mains artisanes de mon père
puis un je t’aime
les mamelons dressés du palmier
dans une cour de prison
la pomme furtive de liberté
quand j’ai redécouvert l’océan
puis l’Andalousie
le livre à venir
tous les après-midi
où nous avons failli faire un enfant
l’eau fraîche de nos larmes
puis le beau silence
J’aurai vécu
du peu ou prou
que l’espoir permet
Et lorsque j’ai entendu
le sanglot de l’homme
j’ai voulu offrir
un peu plus que ma tête
quoi ?
une autre nostalgie
de ce que nous serions
sans ces montagnes d’histoire
une énergie
qui n’éclairerait que le candélabre
de tendresse
un petit bout du tapis volant
qui ne s’arrêterait pas
au ciel colonisé
une clé
de chair et de sang
qui pourrait ouvrir les cadenas de l’âme
une herbe folle
qui guérirait des mauvaises folies
une veine d’amour
qui relierait vraiment
la main au cœur
Quoi d’autre
quand je n’avais à offrir
que ma tête sillonnée de balafres ?
Qu’ai-je dit
de ce que j’avais vraiment à dire ?
Telle langue m’a choisi
telle autre m’a abandonné
J’allais en procès
avec des mots de bric et de broc
obstruant mon gosier
La parole me vint
dans une grotte vouée à l’hérésie
où des rêves idiots me faisaient la dictée
J’en ai noirci des cahiers
de mes cauchemars
Allons
crier n’est pas dire
il faut que l’invisible
vous en donne la permission !
J’entends des voix
je parle tout seul
je parle aux objets
aux plantes et aux animaux
j’éclate de rire sans raison
je fais le contraire de ce que je décide
je confonds le passé et le futur
je menace mon reflet dans le miroir
je livre mon sexe à la mante religieuse
quand j’ai besoin de douceur
et pourtant
personne ne me jette encore de cailloux
C’est ma vie
que je mets là en mots
que je traduis en images
plus ou moins heureuses
que j’interroge, bouscule
et presse comme un citron
mais
j’ai souvent l’impression
de parler
de quelqu’un d’autre
J’aime me promener le vendredi
au cimetière des mots
Je me recueille ici ou là
je partage mon pain et mes figues
avec les bergers de ces lieux
je paie les pleureuses
pour qu’elles se taisent
je ne prends aucune note
puis je pars le dernier
en laissant soigneusement ouverte
la porte du cimetière
Il paraît
qu’on veut ma tête
elle ne plaît pas
on la trouve rigide et encombrante
elle ne sait pas tourner sa langue
sept fois dans sa bouche
dire oui, à vos ordres, merci
inchaallah, demain, ça ne fait rien
les absents ont tort
anticonstitutionnellement
Ma tête ne plaît pas
mais comment faire ?
On ne coupe plus de nos jours les têtes
on ne les sale plus
et on ne les suspend plus sur les murailles !
On trouvera bien quelque chose
le petit doigt, l’ombre
ou mieux encore
ces fruits amers de la tête
qui aident les humiliés
à garder la tête haute
De là-bas
je me vois ici
malgré le mirage de la mer
les rides cachent les traits de mon visage
mes cheveux se dressent au vent
je parle aux vagues
l’écume aux lèvres
le reflux emporte le cercueil de mes paroles
le dépose sur l’autre rive
l’Atlantide émerge
un muezzin nu
appelle à la prière
J’ai voulu convaincre
je me suis pris à douter
j’ai douté pour de bon
j’ai découvert la frivolité orgueilleuse
des sceptiques
j’ai douté de mon doute
je me suis condamné
à la solitude
et j’ai repris ma marche
Le poète
ne fait que passer
l’événement n’attire pas les foules
S’est-il trompé de monde
d’époque
Était-il à ce point invisible
pour que l’égaré s’éloigne
sans lui demander son chemin
Où ira-t-il
maintenant que ses racines
ne répondent plus
qu’aux appels d’errance
Pourquoi s’obstine-t-il à laisser un testament
lui qui ne sait même pas se servir
d’un ordinateur ?
En enfer
tout est clair
si tu brûles
tu n’as à t’en prendre qu’à toi-même
si tu doutes
c’est parce que tu as toujours douté
si tu aimes
c’est pour ne pas désespérer du paradis
si tu te révoltes
c’est parce que ton rôle l’exige
si tu te suicides
ce n’est qu’une comédie qui n’inquiétera personne
si tu te lasses
c’est parce que tu n’as pas bien compris
la sentence
Et puis, tu ne peux pas t’évader
où irais-tu ?
L’au-delà, ou si tu veux
le reste du monde
n’est qu’une parodie de l’enfer
Rimbaud
était là
il a vu couler l’eau sous le pont
à cette hauteur
Hikmet et Aragon
étaient là
ils ont vu couler l’eau sous le pont
et ont longuement disséqué un vers de Rimbaud
à cette hauteur
Mahmoud Darwich
était là
il a regardé rapidement l’eau
ne l’a pas suivie sous le pont
il a pressé le pas
croyant avoir vu
accoudé au parapet d’en face
un tireur isolé de Beyrouth
J’étais là
j’ai vu couler l’eau sous le pont
à cette hauteur
je n’ai rien récité à l’occasion
je suis incapable d’apprendre mes poèmes
ou ceux des autres
Les poèmes ne se fixent pas
sur l’eau
Ami
accroche-toi
ta bougie est plus belle
et tes ongles ne sont noirs
que de la crasse des mauvais jours
ne pleure pas
les armes qui te manquent
réjouis-toi de la rose
que tu ne peux offrir
ouvre les bras
à l’enfant de tes insomnies
ta plume est propre
ne la trempe pas
dans la glu de la rancœur
ta boue
c’est de la bonne boue
et ta baraque
un trône de lumière
Je n’ai que toi
pour pouvoir dire
sans risque de me tromper :
j’ai un ami
et continuer à aimer
comme j’aime
Accroche-toi
l’ami
pour que ce pays
ne s’écroule pas
J’attends
comme un cheval de course
le coup de feu
la voilure
l’éclaircie
le retour du fleuve à la raison
à la dignité
le réveil de l’espiègle volcan
le déferlement de la faim
la sédition des papillons
le séisme de la rosée
le signe du paralytique
des temps derniers
J’attends
sans attendre
Le silence s’impatiente
il faut que je me prépare
à cette rencontre
Qui de nous demandera des comptes
à l’autre
qui a commencé le premier
qui a failli à sa parole
qui a perdu à ce jeu de hasard
indigne
de nos magnifiques illusions ?
Le mot de la fin
du commencement
quand la feuille de la main tremble
à la fécondité retrouvée
quand la tempête souffle du dedans
les paroles du provisoire
quand l’autre livre se profile
à l’horizon du dernier mot
celui-là qui vous submerge
d’une peur tenace
et vous permet de dire
j’ai mal ou bien vécu
mais
j’ai vécu
Peut-être viendra-t-elle
l’ère de l’oubli et du pardon
De vents féconds balayée
la terre cessera d’être bavarde
elle émettra juste un filet de musique
qui l’aidera à ne pas s’endormir
dans sa longue randonnée galactique
C’en sera fini de l’empire
du mal et du bien
la terre prendra son temps
avant la prochaine fièvre
de la création