L’ecorché vif
Je vous donne ma crampe
d’aède perpétuellement entre vie et mort
Je vous restitue cette lueur
puisée à même
le brasier enseveli de vos fureurs
Il n’a pas faibli lorsqu’on
l’a assis de force
sur la balance chauffée à blanc
de la très moderne inquisition
Il connaissait les règles du jeu
l’étiquette de la grande cérémonie
Il pensait très fort à autre chose
et c’est cela qui a sauvé son âme
Il se surprend à dire :
Mon pays, ce n’est pas une terre ingrate
qu’on transporte à la semelle de ses souliers
Ce n’est pas ce soleil de plomb
indifférent aux râles des emmurés
Ce n’est pas la main de mon père
me prodiguant la bénédiction
Ce n’est pas la tombe de ma mère
conduisant mes pas d’aveugle
au trésor du plus haut silence
Ce n’est pas cette foule
changeant d’allégeance
à la moindre démonstration de force
au moindre feu d’artifice
de la ficelle hideuse d’atavismes
Mon pays est là où la liberté
n’a qu’un seul sens
fer rouge de l’indomptable dignité
Toutes ces « barques d’amour fracassées sur le roc de la vie » Fera-t-il partie de la caravane ? Le martyre volontaire peut avoir son ignominie comme le martyre subi
Les négriers prospèrent
dans les places d’achat et de vente
du silence
Plus vieux métier du monde
Mais notre monde en prend
un sacré coup de vieux
Personne ne sortira indemne
de ce jeu de massacre
ni le satrape présidant à la transe
jouissive du meurtre
ni le juste désarmé
accroché à l’unique pôle de vérité
ni l’homme de bonne volonté
cherchant à limiter les dégâts
L’Histoire se fera
malgré ce torrent d’éclaboussures
L’Histoire
cette rongeuse abstraction
Il sait que la vérité
est plus complexe que l’image
de ce soleil qu’on couvre avec un tamis
Comme les énigmes de l’inquisiteur sont aisées !
Comparons, dit-il, avec celles
que je n’ose parfois me poser à moi-même :
Par quelle tribu occulte es-tu gangrené ?
Es-tu indemne de tout pouvoir ?
As-tu cassé tous les miroirs ?
De quelles infirmités tires-tu ta force ?
Quels sont les tabous de ta droiture ?
Pourquoi ne reconnais-tu que du bout des lèvres l’ampleur de tes ignorances ?
Ne t’arrive-t-il pas de te contenter de l’à-peu-près de ce que tu aurais vraiment voulu dire ? D’être irrité par tes plus justes passions ? De maudire tes superbes raisons de vivre ?
Ne joues-tu pas un peu au martyr ?
Ne caches-tu pas ta paresse derrière le tourbillon de tes réalisations ?
Que trahis-tu chaque fois que tu te remets en cause ?
Es-tu comblé par le seul amour qu’on te connaisse ?
Jusqu’où peux-tu aller dans la vérité sur toi-même ?
Halte au discours !
on y oublie d’écouter son corps
ce qui parle dans les organes
battant la chamade d’une étrange célébration
le sang s’avançant masqué
glaive d’inceste, moult passions écrasées
dans le collimateur des idées
océan ingouvernable
sarcasmes de sirènes cosmonautes
se mordant la queue
temples déliquescents
voguant sur chariots de feu
œil nu
frappé sur la proue
de l’arche inatteignable
caquètements, pollutions nocturnes, cerceaux
processionnaires grouillant sur les lèvres
mordues à sang
obus sourds-muets, grêle d’arachnides
guerre civile livrée se livrant
dans l’enveloppe fragile
du corps électrocuté
Puis
l’ouverture de la mer
isthme hachuré de voiliers
ramenant les nomades de l’antique périple
du nom
Ah leurs fronts immaculés
et ces moignons aguerris par l’exode
qu’ils tendent encore
vers le rivage radieux de leur sépulture
Ils ont déterré l’œuf insaisissable de l’aurore
Aux quatre coins du monde
ils ont bu, épuisé les eaux de l’oubli
Ils ont terrassé la rancœur, l’attente
Ils reviennent on ne sait d’où
ni pourquoi
Ah leurs fronts immaculés
leur sourire de mutants en mal d’histoire
Ils étaient partis pour abolir le centre
pour semer des carrefours
en toute terre, mer, en tout ciel d’ici-bas
pour fonder de nouvelles généalogies
d’hommes sentant sans parler
de femmes reprenant le feu
des mains de la gabegie virile
d’enfants parlant au nom de tous
l’idiome transparent
de l’insoutenable douceur
Ils n’avaient pas été choisis
Ils n’étaient les missionnaires
d’aucune parole révélée
Ils ne connaissaient des livres
que le cordon ombilical
qui les relie à la vie
Ils avaient fait leurs ablutions avec le sang
de leurs veines tranchées pour le pacte d’amour
Voilà qu’il s’écoute
du coup il voit
suffisamment pour ne pas agir en scribe
La laideur, l’horreur, oui je sais, dit-il
il y en a assez pour faire le bonheur
des marchands de désespoir
assez pour me convaincre
qu’il ne faut pas faire de l’espoir une connerie
Mais voyons aussi le reste
rouvrons les yeux sur cet essaim
d’aurores entrelacées sur fond d’apocalypse
Pas si vite
je sais à l’instant précis, dit-il
que tout est à réinventer
ici et maintenant, partout ailleurs
éprouver, voir, goûter, toucher
avant de repenser, proposer, se battre
Va, va mon désarroi
ronge et renverse les idoles
ronge et tranche les brides
Va, va mon désarroi
ronge et coupe les amarres
Mais façonne-moi
un nouveau bâton de pèlerin
donne à mon échine
la force et la droiture
qui me permettront d’arpenter
sans faiblir
le champ miné de ma quête
De sa colline
il embrasse tout le paysage
ravagé par la crue
du sang
L’arche des bourreaux
cingle vers une destination connue d’eux seuls
Les rares survivants essaient de s’accrocher
à un tronc d’arbre emporté par les flots
Des rapaces aux ailes d’ange
remplissent le ciel de leurs lamentations
La terre bouge sous ses pieds
Une odeur de soufre et d’ail se répand
Décidément
écrire dans ces conditions n’est pas facile
Il ferme et rouvre les yeux
pour se retrouver
dans l’immanquable cimetière des mots
là où il lui faudra
se remettre à sa tâche de profanateur
sous l’œil concupiscent
du flic de service
L’enfant ressuscite en lui
Le conteur parle une autre langue
venant d’un autre siècle
Homère est un vieillard
pas plus haut que trois pommes
ou plutôt une femme aux yeux pers
étalée sur une couverture grise de
Elle raconte comment une peuplade
fut réduite en esclavage
lorsqu’elle entra dans une pastèque
comment la Petite Tête
assécha la mer en un tournemain
avant d’installer le trône
du Salomon des océans
qui rendit la justice
aux poissons, coraux et algues
L’enfant est suffoqué
par l’inconscience de l’adulte
Le voilà parti
sur l’aile de l’oiseau d’acier
survolant si vite
la rebelle Andalousie
Il n’y croyait plus
les chaînes devenant seconde nature
Ivresse du toit du monde
les montagnes se déplacent à vue d’œil
l’hôtesse
une houri de sociétés permissives
Il peut donc avoir du pouvoir
lui aussi
avancer sa main
sans que des yeux viennent
en vérifier les lignes
écrire en public
comme d’autres s’embrassent sur les bancs
Il peut être seul
parfaitement seul
pour une fois
L’exil-l’îlot planétaire
que de fois n’y a-t-il pas songé :
battre le tocsin des fureurs indicibles
ne pas avoir à peser ses mots
à la balance de l’inquisiteur
lové dans le courrier, le téléphone
les murs aux longues oreilles
et jusque dans son propre cerveau
recouvrer son âme de gitan
pour parcourir le vaste monde
détruire ce qui reste de tours de Babel
affronter le minotaure dans sa tanière
se dresser de toute la taille de son cri
au-dessus des belles et fatales murailles arabes