Lettre à mes amis d’outre-mer
Amis
qui êtes devenus
un de ces foyers de clarté
qui m’aident à me défendre
contre les tenailles de la nuit
Vous qui êtes venus à moi
par la grâce du poème
et que je rencontrai
par-delà les barbelés de l’exil
dans un continent qui ne fait que naître
qui n’émerge ni de la mer ni du ciel
qui n’est pétri dans aucune glaise
mais qui est fait de mains et d’ardeurs
de voix qui s’actent et se défenestrent
pour plonger dans la houle des possibles
Un continent humain
qui porte en prémices
toutes les offrandes qui sommeillent ou se réveillent
en chacun de nous
et qui feront leur chemin dans notre chair
notre conscience
malgré les digues des laideurs
Un continent
où la méfiance, le mépris, l’indifférence à l’autre
ne seront plus
que des pièces de mauvais aloi
enterrées dans la fosse commune des monnaies marchandes
tombées en désuétude
Un continent
où l’inquisition
disparaîtra de nos cerveaux
après l’extinction du règne de barbarie
où l’intelligence
se fondra avec la sensibilité
où le dialogue sans masques
sera invite et salut de paix
Mes doux amis
d’habitude quand je vous écris
j’ai à peine le temps
de sentir la chaleur de votre présence
de m’asseoir parmi vous
(la cigarette au bec, la même musique dans la tête)
que déjà je suis en bas de la page
et qu’il me faut vous quitter
C’est qu’on me compte
même le papier à lettres
Le formulaire administratif
ne parle de correspondance
qu’entre le prisonnier
et les membres de sa famille
Ils ne comprendront jamais
que ma famille à moi
n’est pas celle des lignages
des héritages
des clochers et des papiers en règle
Ma famille
je ne peux l’évaluer à aucun moment
Elle s’étend
à mesure que le soleil se lève dans les yeux
à mesure que notre continent nouveau
abolit les murailles intérieures
Amis
j’ai tant de choses à vous dire :
ce que je tais habituellement
ne voulant pas courir le risque
que la censure arrête
ces simples actes de présence
ce que je m’interdis à moi-même
craignant que le laconisme de mes explications
ne vienne à déformer pour vous
mes pensées
et puis aussi
ce que peut contenir une lettre ordinaire
cette redécouverte progressive de nous-mêmes
cette saisie à la fois paisible et bouleversante
de l’autre par le dialogue
Mes amis
je suis de plus en plus convaincu
que le poème
ne peut être justement
qu’un dialogue
de vive chair et voix
les yeux dans les yeux
même s’il traverse comme pour vous
le froid des distances
vous parvient
dans le pli de l’absence
C’est pourquoi
vous ne m’entendez plus parler tout seul
dans les transes de l’exorcisme
en saignées tragiques
pour me dégager de l’enlisement
appeler les rescapés du séisme
leur assener mes imprécations et mes SOS
J’ai écrit il y a longtemps
ces poèmes
des enfers de la solitude
de la remontée désespérée vers mes semblables
et je ne suis pas prêt à les renier
ces fruits amers
de la pénombre assassine
où je me débattais
à la recherche de racines
d’une voix que je reconnaisse mienne
d’une face humaine qui me renvoie
l’image exacte de ma vérité
Ces poèmes de violence furent salutaires
et sans eux
peut-être qu’aujourd’hui
ma voix serait vide
de ce qui lui donne
son intensité vitale
Mais voilà
je ne peux plus écrire comme ça
Maintenant
ma vie a changé de cours
et ma pratique
Je ne suis plus seul
L’épreuve m’a ouvert
à la voie des rencontres
Mon corps a appris
à se tendre et à se ramasser
comme une plaque chauffée au rouge
pour supporter les mutilations
et résister
transformer la douleur, l’humiliation
en leurs justes contraires
et dans cette arène plombée
où l’on m’a condamné à piétiner
pour dix ans
j’ai commencé à creuser, creuser
des souterrains entiers
à même mes veines
de profonds détroits
à même mes facultés vitales
et j’ai senti qu’on creusait aussi
dans toutes les directions
vers lesquelles j’abattais l’aphasie
jusqu’au jour où la première main m’apparut
puis des lianes d’accolades
Mes amis
vous vous êtes souvent demandé
comment j’en suis arrivé là
comment un poète
peut descendre de ses nuages
marcher sur terre
et devenir un combattant
Eh bien voilà
vous connaissez mon amour
pour mon pays et mon peuple
et vous comprenez sans réticence
que dans notre zone des tempêtes
ces mots soient pleins de signification
pour ce qu’ils représentent Votre attention à moi en est la preuve éclatante Oui
si je suis ici
c’est que ma passion était dévorante
Elle détruisit toutes les velléités de
confort tous les privilèges que
pouvait me conférer ma condition
d’intellectuel toutes les illusions de
l’observation à froid dans les
laboratoires universitaires Il n’y ava
it pas de juste milieu C’était le mercenariat doré
sauvant les apparences ostensiblement
servile ou bien le feu du don sans
calcul de pertes et de sévices Voilà,
j’ai rompu les amarres j’ai appareillé
vers le large des combats essentiels
de mon peuple et je peux chanter
l’amour de ce pays obsédant ce pays
arraisonné qui électrocute ma mémoire
échancre ma détresse fond sur moi
comme un météore magnétisant
le disque de ses arcs-en-ciel déroulant
l’écheveau de ses arabesques qui se
révèle à moi géant éblouissant de
jeunesse moissonnant l’apothéose
solaire aux yeux rêveurs de sphinx
piaffant d’interrogations coquelicot abouché
avec chaque artère débranchée
du corps de vie pour que le sang
abolisse l’hiver de l’homme
Je peux chanter
l’amour de ce pays obsédant
devenu jeton
à la bourse des évasions
l’arracher aux mensonges des négriers-commis voyageurs
au chapelet ronronnant des affiches
placardées dans les gares de l’Occident
où son soleil
est lupanar pour les rentiers du rapt
où ses voiles et ses tatouages
sont opium de mystères
derrière lesquels halètent et salivent les fantasmes
où les visages dignes de ses hommes
sont assauts de kodaks séniles et de sauvages dépaysements
Ah comment peut-on avilir
tronquer à ce point
la vie !
Je peux chanter
l’amour de ce pays obsédant
saignant debout
pour que son nom résonne
comme ces mots-tocsin
qui retentissent au ciel
de la fraternité et du courage
pour qu’il grandisse
de ses blessures hautement avancées
du sang
de tous ceux tombés à l’aube des espoirs
pour que son nom grandisse
et que chacune de ses syllabes
devienne aussi familière
à l’insurrection des consciences
que Palestine et Vietnam
Mes amis
Vous qui vivez dans les labyrinthes stérilisés
de la citadelle du capital
Vous qui voyez passer sous vos fenêtres
les caravanes du butin estampillé
raclé par les marchands-templiers
de toutes les zones du pillage
Vous les objecteurs
dans le crépuscule entre chiens et loups
où l’on complote, intervient, massacre
à tous les horizons
au nom de votre sécurité
de vos intérêts
de votre modèle de désespoir
Vous les doux
arroseurs de l’arbre de la fraternité
devant les yeux desquels
on ratonne encore
oh discrètement
en mettant entre les mains sales
et le bicot-nègre et autres gibiers de potence
un fusil, un couteau, une charge de plastic
dans le brouillard tutélaire
Vous qu’on affame
tant le spectacle de vos voiries
dégoulinant des rogatons de la consommation
vous fait vomir
Vous les emmurés
les exclus des sérails
où l’on conditionne la culture
en petits sachets dorés
de mimétisme et de ruines
Vous les gisants
les trouble-fête
dans les usines-pénitenciers
les boîtes à sous
les temples de la marchandise
les champs-colonies des mégalopoles
pour enrichir les loges multinationales
à l’emblème du veau d’or
Vous les analphabètes
des grimoires où l’on susurre les valeurs sûres
universelles du vieil Occident
nombril du monde et missionnaire
Tout cela
ô mes amis
mais vous les annonciateurs
vous qui avez ouvert les fenêtres
de votre cœur et de vos mains
Vous qui avez déterré de sous les pavés
la plage
la mer rutilante des convergences
Vous les nouveaux aèdes
des chemins de marche
qui
aux chants de la Commune
avez rejoint les tranchées de vigilance
Vous par lesquels
l’Occident disparaîtra un jour
de nos justes terreurs
comme le spectre de la dépossession
comme le couperet de jungle
suspendu au-dessus de nos têtes
Vous les artisans
qui repeuplerez l’Europe
restaurerez
ses cités de merveilles
sèmerez
le printemps des peuples
Ô mes amis
courage
pour vous et pour nous
courage
partout où le tunnel de la nuit
semble sans issue
courage
Nous convertirons le soleil
à notre périple d’exigence
Nous débarquerons
dans ce continent nouveau
qui se lèvera sur toute la terre
dont les mers
ne seront plus les lacs de la paix des banquiers
sillonnés par les porte-avions du carnage
mais des océans
bigarrés de passerelles
où ne croiseront
que les voiliers de découverte
et les caravanes d’offrande