Lumières de la caverne

Abdellatif Laâbi
par Abdellatif Laâbi
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Je vous prendrai par la main et nous sortirons de la caverne. Je vous imagine sans couleur. Je ne sais si vous êtes homme ou femme. Mais il y a dans vos yeux la braise de l’étonnement et du désir. Nous n’avons pas parlé depuis que nous nous sommes découverts, côte à côte, dans cette obscurité qui ne devait rien à la nuit. Elle nous enveloppait de ses voiles fluides et protecteurs. Nous en palpions la soie afin de nous assoupir. Et quand nous nous réveillions, à son seul toucher l’eau coulait dans notre bouche. Dire que nous avons vécu là pendant tout ce temps, sans autre besoin que celui de ne pas nous perdre l’un pour l’autre. C’était notre prière. Notre boire et manger. Notre poème silencieux.

Y avait-il un fleuve de l’autre côté de la paroi ? Un vrai fleuve avec source et embouchure, caravanes flottantes, appels d’une rive à l’autre, rires d’enfants, pêcheurs plus soucieux de méditation que d’une prise incertaine ? Était-ce un fleuve ou simplement le cours du temps ? Mais où étions-nous, là où nous ne sommes déjà plus dès lors que nous avons décidé d’en sortir ?

Je vous prendrai par la main. Au contact de nos doigts, des escarbilles feront le saut de puce jusqu’à la voûte. Et de cette gerbe, une lueur nous indiquera l’issue. Ce sera notre sésame. Le signe donné à notre impatience de prendre les rênes. De nous revisiter après l’ère de l’abandon. Nous pousserons le rocher et découvrirons notre nudité.

Le monde qui s’offrira à nous sera à la fois étrange et familier. Nous le verrons ainsi comme si nous l’avions quitté depuis deux millénaires, deux siècles ou deux jours, je ne sais.

Cette énigme nous arrêtera. Nous voudrons comprendre. Et ce sera l’arrachement contre lequel nous nous étions défendus. Parce que nous ne voulions pas grandir au-delà de notre âge. Parce que nous ne voulions pas renoncer à ce qu’il faut bien appeler notre « innocence ».

Nous commencerons par la fin

Et si ce n’était que deux jours ? La question est mordante. Quelle épreuve pour nos cœurs battant la vieille chamade des suppliciés ! Deux jours seulement, ou plutôt une nuit à la poursuite de la deuxième, la rattrapant avant les velléités de l’aube, lui arrachant son croissant de lune, son plateau d’étoiles gagnées par la compassion.

Nous avons un bandeau sur les yeux. Ténèbre accrochée à la ténèbre. L’ingéniosité de nos lointains semblables est illimitée quand il s’agit d’interpréter la symphonie de la souffrance.

Nos mains sont enchaînées, derrière le dos. « Couche-toi comme ça, mon brave. C’est aussi confortable que quand tu étais dans le ventre de ta mère. Naître, ça se mérite. On n’entre pas au monde comme dans un moulin. Moulin, moulin, hi hi, ha ha. Don Quichotte. Mon cul. »

Le labyrinthe tout autour, dessiné par le grand maître de l’absence. On nous y conduira comme les derniers des œdipes pour nous infliger la connaissance. Notre guide est un aveugle voyant. Lui ne se charge pas des basses besognes. Il nous permettra même chemin faisant d’aller aux latrines. Il nous ôtera les menottes, pas le bandeau. Nous aidera à nous placer au-dessus du trou, à bien orienter notre jet d’urine. Il pourra, en son âme et conscience, se targuer d’être l’infirmière de ces lieux.

Halte pipi ou non, la destination ne fait pas de doute. On nous fera tourner, tourner, descendre des marches, monter des marches, on poussera une porte et on nous poussera. La scène n’est pas nue. Des praticables. Des accessoires : bassine, perchoir à perroquet, cordes, bouteilles vides, pneus usagés. Choses vues en rêve ou en réalité mais qu’on devine, sent à leur irradiation. Une chaleur fétide, une viscosité aigre. Comme lorsqu’on rentre sa tête dans une vessie de mouton à peine égorgé. Les bouchers-mécaniciens sont là. Ils nous font une haie d’honneur. Nous passons à travers une pluie de gifles et de coups de poing. Mais nous trouvons cela moins redoutable que les questions qu’on ne va pas tarder à nous poser. Les questions auxquelles on ne va pas d’abord nous laisser le temps de réfléchir ou de répondre. Le commentaire, on le fera pour nous. « Les grains de cumin, plus on les écrase, plus ils donnent de l’odeur. » Et sans perdre de temps, on met la sagesse du proverbe en pratique. Le cumin de notre être est versé dans un mortier. Et les bouchers-mécaniciens écrasent. Moulin à meule, moulin à eau, moulin électrique, jusqu’à ce que notre cri nous devienne méconnaissable. Insupportable, notre cri de bête humaine, interminable.

C’est une autre douleur qui nous réveillera. Celle du corps qui ne souffre plus au regard d’autrui, mais pour lui-même. On nous a donc ramenés au point de départ du labyrinthe, jetés comme un sac de pommes de terre ramollies. Qu’avons-nous dit dans notre délire ? À quand la prochaine excursion ? Délire pour délire, nous essayons de raisonner, comprendre, prévoir, nous projeter dans l’au-delà de cet au-delà. Le premier arbre dont nous ferons la rencontre ainsi qu’un vieil ami. La main ouverte de l’Aimé que nous remplirons de notre main, le grand chambardement où de nouvelles forteresses s’écrouleront par miracle de la seule bonté humaine. L’arc-en-ciel de la fraternité qui va se lever de l’horizon à l’horizon comme la ceinture de la fille du Prophète. Ah liberté, ton ivresse. Ô enjôleuse, cruelle !

Deux jours auront suffi pour cette éternité.

Non, ce n’est pas ainsi. Notre mémoire a dû nous jouer un mauvais tour. Comment pouvons-nous nous inscrire dans cette durée qui s’arrête au témoignage ? Le pauvre témoignage dont personne ne veut plus, car il y a trop de causes de par le monde. Famines, inondations, tremblements de terre, massacres d’enfants. On ne peut pas tout suivre. Donner partout. Et moi, et moi, me donne-t-on quelque chose ?

Je vous prendrai par la main. Dans ce geste rituel, nous ferons coïncider nos lignes de vie, de tête, de chance. Nous additionnerons nos enfants. Avec cette pioche d’amour, nous creuserons le roc. Nous rencontrerons le dur et le friable, le sec et l’humide. Nous ramperons dans le tunnel ouvert sur la nuit aérée de nos intuitions. Il y aura comme un frémissement de printemps dans nos veines. La clameur gagnera notre gorge obstruée du plus haut silence. Et au premier rayon qui fera contracter nos pupilles, nous retrouverons l’usage de la parole. Oui, nous redeviendrons des êtres parlants, comme deux siècles plus tôt, lorsque le vieux monde avait chaviré. Vous vous en souvenez ? Nous étions au milieu de ce peuple qui faisait acte de genèse, qui fit de la genèse une œuvre humaine. Quelques idées lumineuses avaient suffi pour que la foule — cette émanation de la horde — se transforme en peuple — ce mot banni de nos jours. Comment nous étions-nous trouvés là, à l’heure dite, au milieu de ce peuple dont nous comprenions à peine la langue ? C’est ce que je ne m’explique guère encore aujourd’hui. Il faut croire que nous étions déjà des mutants doués d’ubiquité ou des sindbads dont l’arche s’était échouée sur une côte inconnue et qui avaient décidé de pousser plus avant l’exploration d’un pays qui leur était apparu au premier abord plein de mystères. Mais c’est peut-être notre mémoire qui, une fois de plus, nous joue un mauvais tour dans cette caverne portée par un tapis volant, libre des entraves de la terre et de son histoire. Là où les clameurs d’hier ne font que traverser, où les ombres défilent sans discontinuer, où le fil de l’ingénieuse Ariane s’est rembobiné par enchantement pour que notre quête se déploie à sa guise et devienne à son tour inaugurale.

Paris insurgé ! Un poème à la bouche. De violence et d’amour. Arrosé de sève et de sang. Arbre vibrant d’une généalogie d’esclaves prestigieux. Spartacus. Qarmates d’Euphrate et de Bahrein. Constellation insurgée scintillant et s’évanouissant le long des siècles. Poème secret. Car

il n’y a pas de mots pour dire

le troisième œil dessillé

du ventre cosmique de la terre

le fracas des tombes à l’heure du brasier des linceuls Femmes au cri viril hommes tatoués

enfants naturels surgis de l’antique pénombre debout

au confluent des houles mordues d’espérances

Je vous prendrai par la main. Entre nous, le fluide de la reconnaissance passera très fort. Une étoile marquée au fer rouge apparaîtra. Sur votre front ou le mien ? Nos cheveux qui auront poussé balayeront nos épaules. Et c’est d’abord le désert que nous hanterons de nos pas. Nous marcherons dans ce labyrinthe de dunes et de rocailles taraudées par le vent, criblées de soleil. Le caillou serré autour du ventre nous fera oublier la faim, pas la soif. Nous contournerons les oasis et les caravanes. Nous nous éloignerons des hommes, pour mieux les rejoindre. Les grottes (déjà !) seront notre unique refuge. Nous errerons ainsi jusqu’à l’âge où le verbe se révèle. Cet âge viendra, annoncé par des signes attendus et inattendus. Une nouvelle étoile poindra dans le ciel qui se déchirera et lâchera une trombe d’aérolithes. Les animaux parleront. Des montagnes se déplaceront. Une forêt entière retirera ses racines de la terre et ira se noyer dans la mer. Et les prophètes se succéderont. Émissaires ou incarnations du Grand Tout. Faiseurs de miracles ou guérisseurs par la parole, stratèges ou martyrs. Doux ou imprécateurs. Et les peuples se soumettront un à un, le cœur ouvert, lavé de son sang noir, refermé par simple attouchement après avoir reçu l’impérissable graine du mystère.

Nous nous soumettrons comme tout le monde, après avoir vaincu nos doutes. Nous quitterons enfin le désert. Nous nous taillerons un bâton de pèlerin et nous irons répandre la bonne nouvelle. Nous rencontrerons l’incrédulité. Subirons les sarcasmes, l’humiliation. On nous jettera des cailloux. On nous barbouillera la tête avec des excréments. Mais nous résisterons et gagnerons peu à peu des cœurs. D’abord ceux des femmes, des enfants, des opprimés. Le monde entier retentira du Message. Grâce à quelques mots, quelques actes, sans armes ni bagages, nous contribuerons à la vaste conversion. L’amour lèvera, même dans la rocaille, sur la crête des flots, dans la lave sulfureuse des volcans. La mort, notre mort cessera d’être un tourment. Au contraire, nous irons à sa rencontre comme à un rendez-vous amoureux mais serein, sans fièvre. Nous fermerons les yeux et notre souffle passera. Nous prendrons pied dans l’éternité.

Mais que s’est-il passé pour que ce rêve s’obscurcisse à son tour, avorte ? La faille était-elle en nous ou dans le Message ? D’où est venu le mal ? Celui qu’il a bien fallu reconnaître et avouer en nous après avoir longtemps cru qu’il s’arrêtait aux autres. Comment l’homme est-il redevenu l’ennemi de l’homme ? Qui a cultivé la haine dans ce champ de ruines qui couvre maintenant toute la planète ? Qui est le maître d’oeuvre de cette nuit barbare ? Depuis combien de temps dure-t-elle, vraiment ?

Je vous prendrai par la main et nous sortirons de la caverne. Maintenant que notre mémoire est rafraîchie, nous sommes redevenus neufs comme lorsque nous sommes tombés du ventre de notre mère. Nous avons vaincu l’oubli et la peur du souvenir. Si nous ne savons pas où nous allons, du moins nous savons d’où nous venons. Et ce qu’il nous a coûté d’être, au sortir du labyrinthe, à ce carrefour des épreuves humaines.

Je vous en prie, prenez ma main et confiez-moi enfin votre nom. Soyez mon commensal dans cette célébration lucide de la vie.

Abdellatif Laâbi

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