Migration

Abdellatif Laâbi
par Abdellatif Laâbi
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Soudain, la vie

l’etonnement de la mer

De quelle fêlure l’errance

de quelle écharde

l’origine infinie qui se dérobe ?

Devant toi

la mer

son alphabet d’esquifs et légendes

sa rotondité en trompe l’œil

ses vieux nomades célibataires

à l’écoute des dernières sirènes

Derrière toi

la mer

tes racmes en convulsions

une terre celée

au fond du coffre de la mariée

le père qui te reste du déluge

une tombe flottant comme une arche

signalée par les mouettes

Et nul lieu

tertre

glèbe aire de nopals

carvis de montagne eau douce irisée

par murmure du ciel damier des peaux tannées, tapis aux couleurs de coursiers et capes nubiles falaises d’idéogrammes hantées luzerne hélée au tranchant de la faucille et des yeux noirs mouillés de désir soleil complice qui tend le cou au poignard rutilant du crépuscule

Soudain, la vie

De quelle mort accumulée

l’illumination

de quel enfer de labyrinthes

de quel fracas de table de lois

transgressions de quelle dérive la mer impertinente l’hétaïre sacrée de tout message ? L’étonnement seul

et le roulis insoucieux de confins ou seuils Voici Tailleurs le pyromane

le répudié d’allégeances et d’histoire le bourreau de la raison Tu es nu

encore plus nu qu’à ta naissance enfant naturel

et apatride n’ayant de mémoire que ce qui reste de graffitis aux flancs de l’isthme-volcan et de paroles aux soubresauts de la tribu qui agonise

Fès, mamie

mon imprécatrice chauve

aux talons gercés dans la boue de l’hiver

ma folle aux dix chats sataniques

aux douze tortues pieuses

mon irrésistible défunte

au suaire de basilic

taché du premier sang de la vierge

ma mendiante sous l’auvent

de la « boutique du Prophète »

ma lavandière

ma tamiseuse

ma savetière

ma rouleuse de semoule

ma brodeuse

ma distilleuse

ma sellière

ma marieuse

ma dinandière

ma passementière

ma tisserande

ma babouchière

ma youyoutière

ma liseuse de bonne aventure

ma masseuse

ma rebouteuse

ma tatoueuse

de harqous et de henné

ma musicienne

ma conteuse

ma datte fourrée

au cheveu de la possession

mon herboriste

ma vendeuse d’œufs d’autruche

et de poils de souris orpheline

ma guérisseuse

ma gardienne de colombiers

et sanctuaires

ma planche coranique

et mon calame brisé

ma flagellante

mon amour mystique

se brûlant la main pour s’éprouver

et ne pas s’avouer

toi ma lointaine

ma recouverte du voile écrit

et des grandes eaux

de la nouvelle barbarie

Fès de nul terroir

poussée ainsi qu’une caravane de gitans

vers le large incrédule

échouée sur le roc

sommée d’apprendre le dur métier

des navigateurs

Soudain, la vie

l’étonnement de la mer

Naufragé

avec cet idiome du fond de la gorge

et ton savoir-faire d’Andalou métissé d’Amazigh

étranger d’abord à toi-même

tu brises la chaîne d’amour

pour suivre Sindbad à la trace

et t’inscrire à la secte

des chercheurs d’absolu

réinventer ce sceptre

qui coupe en deux

la terre la mer le ciel

et te livre à la vorace liberté

Voici Tailleurs

le bonimenteur

le sceptique

le touche-à-tout

l’insomniaque

et cette mer à traverser

entre foie et luette

avant que les pieds s’allongent

dans la caverne des ombres

et des momies d’airain

Prépare-toi ô étranger

à la prophétie

qui n’annonce ni ne châtie

ne redonne vie ni ne guérit

simple parole se mordant les lèvres

jusqu’au sang

harcelée d’inquiétudes

écartelée entre lumières et ténèbres

échappée de babels et ghettos

suspendue dans les limbes

au crucifix bancal

du splendide Arabe de Nazareth et Bagdad

Celui-là qui parlera à jamais

dans le désert

pour que les dunes se déplacent à leur guise

avec leurs troupeaux de météorites

de chamelles savantes

de fennecs sourciers

et de flûtes sans bec d’où coulent

le miel et le lait

Celui-là qui se lève en toi

maintenant

entre chien et loup

face au dépotoir prestigieux de la mer

O Méditerranée

c’est toi qui vas devoir me traduire l’Océan

dans une langue que nous réinventerons ensemble

et que nous nous garderons d’écrire

Apprends-moi le voyage

le périple du voyage

la fatalité de l’exode

sans terre ni progéniture à mes souliers

et cette migration où la couleur de l’homme

hésite sur l’arc-en-ciel

et se confond dans la nuit nourricière

Alors vers toi

je tendrai la main et la verge de l’époux

tu m’accepteras pour frère

en toi

nous traverserons l’écorce du temps

jusqu’à la déchirure

et la révélation

Soudain, la vie

l’étonnement de la mer

et de l’enfance d’une autre planète

s’en reviennent les voiliers

avec leurs jarres d’huile et de viande salée

leurs contes et devinettes

leurs pavillons de corsaires convertis

à la paix brave des médinas

Fès, ma druerie

mon Atlas et mon Nil

mon Afrique d’ébène et de crotales

ma transe gnaouie

mon Sahara d’onguents

rendant le sexe ferme

cognant le mur et ne se cassant pas

mon bol de souffle fécond

soulevé par drap blanc de la nouvelle accouchée

mon Andalouse aux seins de flamenco et grenades

ma callipyge trônant dans la foule

mon arbouse fondante

mon acre jujube

mon couscous aux étoumeaux

mon safran natif

et ma galette des humbles

ma teinturière

mon acheteuse de croûtons

ma vendeuse de braseros

ma fïleuse

ma cardeuse

ma servante orpheline

ma vieille fille et ma veuve

ma répudiée

mon envoûtée

ma frigide

ma rémouleuse

ma pleureuse

ma borgne

ma bègue

ma campagnarde

mon lit à baldaquin

ma mosaïque frottée jusqu’au sang

mes murs qui suintent

ma vasque remplie de louis d’or

mon petit déjeuner de soupe

à dix centimes

mon sabot de chèvre fatale

mangeuse d’hommes

Toi qui me nargues encore

et laisses mon oued en crue

apostasier comme bon lui semble

fasciné par la mer

ainsi que la grande séparatrice

Et j’ai besoin de toi

nous avons besoin l’un de l’autre

pour que l’antique rêve aborde

même s’il n’a pas le ticket du voyage

qu’il accompagne de sa musique archaïque

cette partance

où il n’y a rien à gagner, à perdre

mais que nous devons entreprendre

pour ne pas être les derniers des dupes

Voici Tailleurs

l’insatiable

le donneur de leçons

le chenu

le bonifié

le poseur d’énigmes

l’inventeur et l’explorateur

et entre nous

cette mer où les batailles ont fait rage

où chaque île est un repaire

de pilleurs de tombes

où chaque côte fut pacifiée

par les barbares de la veille

entre nous

cette génitrice aux mille époux

mille langues

la pécheresse au visage changeant

de Vénus et Méduse

l’adoratrice du bélier et du feu

qui du flux de ses menstrues

remplit l’abîme

pour édifier l’insondable pyramide

et l’Alhambra de tous les déchirements

Réveille-toi l’étranger

la passerelle t’attend

la mer ne t’engloutira pas cette fois-ci

elle a comme une mission à accomplir

en te jetant là où le secours

ne vient pas des hommes

mais de ta boulimie de ce mystère

déposé en toi

comme œuf gigantesque de connaissance

Va

orgueil pour orgueil

loi du talion bannie

organes sur table

tu franchiras la ligne mince

et opaque

tu abandonneras tes ailes protectrices

au feu du questionnement

il te sera licite

de faire tes ablutions

avec les eaux polluées du Détroit

revêtir des habits cousus

chausser des sandales en plastique

avant de déballer toutes les affaires de ton cœur

sur la table du cerbère qui garde l’entrée

du Continent

Soudain, la vie

l’étonnement de la mer

retourne-toi l’étranger

ce bateau muet ne le fera pas pour toi

De cérémonie de l’adieu, point

tu n’as plus qu’à vider tes poches

et répandre sur les vagues

tes petits billets d’amour

Fès qui s’en va

jusqu’à nouveau désordre

et qui menace d’entrer

dans la nébuleuse du paradis perdu

et de la patrie étroite

laisse-lui le dernier mot

rends-lui cette justice

Fès

l’étonnement

et pas une ride

dans l’alchimie des arabesques

le hasard ne dira rien d’elle

la main y est déesse

préposée au grand œuvre

Tout ce qui sort de la main

frémit de charnelles ripailles

et de l’atavique vision

Ici le troisième œil ne s’est pas encore éteint

toutes œuvres qui sortent de la main

sont ses larmes

perds-toi dans ce qui sort de la main

et tu te retrouveras

berger des signes, maître du silence

arroseur de la geste

arrimeur du mouvement

batelier des sphères célestes

mettant bout à bout l’infini et l’infini

libérant la chrysalide de l’espèce

Alors

prosterne-toi

engeance de païen

et garde-toi de la prière de l’absent

garde l’oubli

pour les cruautés à venir

Soudain, l’autre rive

et l’étranger rencontra l’étrangère

Voici Tailleurs

l’abstrait et le concret

le train incessant

la nuit vertigineuse

la coupe débordante

l’échanson revêche

le commensal ne tarissant pas sur ses malheurs

Voici le verbe incamé

la montagne écrite

le musée vivant de la Gorgone

offerte dans la rue pour quelques billets

aux gisants de l’âme

Tu avances et sillonnes

Paris déjà

quand tu arraches à peine tes yeux

du périple carcéral

et des menaces du muezzin

terre promise par le tortionnaire

quand ses doigts jaunis par le tabac et la haine

imprimaient sur ta face

le credo de la rupture

le croissant rebelle de l’aigle

et que tu te jurais

de te laisser mourir d’inanition sur ton lit

au pôle Nord s’il le fallait

plutôt que mettre le nez dans les excréments

de l’allégeance

Loin de toi mon cœur

qui t’étonnes de cet étonnement

loin de toi ma blessure

qui t’ouvres pour la douleur consentie

loin de toi mon cri

qui blanchis sous l’amertume des coups

J’ai lieu de ma joie triste

mon unique joie

J’ai lieu de mon rire extrémiste

seul dû

d’une vie inscrite au tranchant des séismes

conduite tambour battant

sous les huées et vivats

comme le taureau de l’holocauste

J’ai lieu de ma chaîne choisie

mon invisible

celle qui me rive à l’arbre de la création

invite les corbeaux

à picorer dans mon crâne

mon trop-plein de sangsues

mon trop-plein de sève

et de visions maudites

J’ai lieu de ce lieu

qui m’a élu

pour que la saignée se radoucisse

pour que l’illusion s’attelle à d’autres tâches

et que de l’amant fou qui n’est pas mort

en moi

se ressaisisse l’étoile

le papillon miraculeux

la petite flamme du bout du tunnel

la cantharide embrasant les papilles

de toi

de moi

de nous tous qui n’en pouvons pas

de seulement vivre

penchés sur la tombe

de nos sosies défaits

Tout doux l’Arabe errant

et immobile

Tout doux l’empressé

l’œil est fait pour voir

et rapporter à l’oreille, la gredine

qui tombe parfois amoureuse

avant l’œil

écoute et vois

la dentelle de l’ode à la Protectrice

la cathédrale avertie du manque de foi

des poètes

les marronniers en prière émeraude

au-dessus de quais et pigeons languides

les ponts traversant la foule

avec un brin de muguet

une crêpe au miel de printemps

débouchant sur les places

où l’eau puise dans l’azur hérissé de gargouilles

les accords du maître tango

le révélateur de la brisure

des arcanes de l’instinct de vie

Et la ville s’insère en toi

comme un doux cancer

tu ne peux maudire ni bénir

tu découvres le gris, plutôt le camaïeu

des idées

puisque tu peux parler enfin

sans espionner ta bouche

Écoute et vois

laisse ce que tu as appris

à la prochaine saison des labours

contente-toi de cueillir

et recueillir

la rosée des choses

marche

le long de cette galerie de tabernacles

et reste libre de tes pas

n’oublie pas

que tu es l’étranger

sans lequel l’étrangère

ne serait que ruines debout

Et maintenant

parle-moi de racines

que ta mémoire défenestre

la petite prison

du temps et du lieu

la routine des trois ou quatre dimensions

qui n’ont plus de secret pour le bistouri

de l’intelligence

l’histoire des scribes véreux

les bibliothèques d’où la voix inarticulée

est absente

les écrans qui répondent à tout et à rien

les cimetières érigés sur les fosses communes

Remonte

comme tu as toujours su le faire

remonte

le cours déjeté, tourbillonnant

du fleuve originel, incréé

le magma du génome

ne venant ni partant

surgi de la nappe du futur

et du chaos surpeuplé

singe

algue

triton cendres titan soufre souffle foudre

mutation des mutations le désert comme une rose à la boutonnière des glaciers le roman de la montagne juchée sur le continent le plus faible poussière d’îles envoyées aux galères et la mer

gardienne de la pelote de vie tirant les ficelles du sacre du fin fond séminal de sa forge Remonte et interroge

ce qui n’a pas eu de lendemain le mort-né du périple Tu dois le faire

toi l’étranger

le maître des oublis et des défaites

personne

ne le fera à ta place

Quoi des racines

dans ce séisme où la terre

ne peut jouir du sommeil du juste

quand tu te réveilles chaque matin

balbutiant une nouvelle langue

que tu ne trouves guère « étrangère »

dont tu jubiles autant

que de la langue de ta mère

quand l’archéologue remue déjà

les tumuli de la lune

arpente de sa sonde

le limes de Mars

quand tes propres enfants

sont à des années-lumière

de ce qui peut t’arracher des larmes

au souvenir de Fès chassée d’Espagne et de Damas

repliée sur ses trémolos

ses torrides fragrances et son burnous noir

sous lequel un homme fiévreux

dicte depuis des siècles

son épître du pardon ?

Quoi des racines

après cette mer

cette pérégrination de Lisbonne et Lund

Londres, Berlin, Bruxelles, Amsterdam, Copenhague

Montréal ?

Folie du large

sirène offrant l’orgasme dans un petit verre

harmonica du poète

qui ne se résigne pas à parler blanc

ressoude l’Amérique à l’Afrique

par la grâce de son « r » roulé

tel le tonnerre des Alpes

Puis Tunis et son peuple du jasmin ses branchies saignantes de poisson braisé à la chaleur complice des rires presqu’île de confluences

bi langue bouteilles lancées rituellement à la mer pesant de pierreries pour la mariée des profondeurs reine d’amours incestueuses Puis Sanaa, oeuvre de volcan et mousson granit opalescent

ocre de petites vaches comme gazelles siestes bavardes où l’amertume du qat ressuscite les joutes de la tribu des aèdes quand la poésie pour tous prend un pouvoir de religion Puis ce retour incohérent, raide comme rêvé Quel pays est le tien quels droits faire valoir dans ce jeu destructeur de la possession ? Mais il y eut un serrement de cœur la sensation familière de diarrhée un vide dans la tête et jusque dans les yeux Retrouver n’est pas le mot tu voulais simplement embrasser quoi

la plante ou son odeur l’enfant ou ses guenilles le douanier ou la barrière qu’il ouvrait dans son soupçon Rabat ou Fès l’ami qui t’est resté ou l’ami que tu as perdu sans savoir tout à fait pourquoi ? Puis le vin coula même là-bas

pour ne remuer que les souvenirs immédiats ne s’aventurer que dans la petite joie qui défend le portail de la peur

Tu as bien vu les enceintes

repeintes à la chaux

le clinquant des vitrines

le chantier colossal de la mosquée marine

et la chape artistique des démissions

Mais l’œil

ton œil de Caïn

rejoignait ses semblables

à croire que si tu es venu

c’est pour déposer à leurs pieds

ce parchemin en lambeaux de ta passion

ce parchemin

dont ils n’ont que faire

Car

eux, elles

ne te demandent rien

ils ignorent jusqu’à ton existence

ils font écrire leurs lettres et doléances

ils n’appellent pas « poésie » la poésie

« musique » la musique

ils peignent juste les objets

qu’ils utilisent pour l’eau et le pain

ils n’inscrivent pas leur nom

sur les pierres tombales

ils ne consomment pas le surgelé

des sentiments et paroles

ils ne prennent pas de vacances

à la montagne ou au bord de la mer

on ne leur fait de cadeaux

que quand ils votent pour la bonne couleur

Eux, elles

ne connaissent que les livres de leurs enfants

ils ne quittent leur trou

que lorsqu’ils sont stériles ou impuissants

pour eux, la terre n’est pas une planète

c’est de la glèbe qui a toujours soif

d’eau et de bras

le ciel n’est pas un espace à conquérir

mais un tribunal où ils sont condamnés

par contumace

ils se battent encore contre la vermine

les sauterelles, les vipères, les mauvais génies

et font d’un rien une légende

Eux, elles

n’ont d’autre ambition que la survie

leurs maisons sont éphémères

et leur âge se calcule comme celui des chiens

en multipliant chaque année de vie par sept

c’est pour cela peut-être

qu’ils sont impitoyables avec les chiens

Ils sont tristes

la joie, ils la réservent à l’hôte

quand ils partagent avec lui

la galette, les olives, le verre de thé

mais leur tristesse n’est pas hautaine

elle n’exclut pas

c’est la tristesse même de la pierre

de la lune, de la brebis, du vent

des sables trahis par le soleil

des vaches maigres au printemps

Eux, elles

reçoivent pourtant tous les échos du monde

les guerres, les coups d’État

les navettes spatiales

les défilés de mode

le surplus de blé ou de café qu’on brûle

les forêts entières qu’on met au pilon

le téléphone rouge et les têtes nucléaires

le loto qui rend milliardaire

les revues pomo et le minitel rose

les élections où le puissant d’hier

descend de son plein gré du trône

et cède la place au suivant

les hypermarchés où l’on trouve

de l’aiguille à la voiture

du préservatif aux draps de soie

les avions privés qui permettent

de prendre son petit déjeuner à Amsterdam

et dîner à Bangkok

ils n’ignorent presque plus rien

et ne sont pas si dupes

les miracles d’aujourd’hui

ils y croient et n’y croient pas

Eux, elles

vont et viennent dans leurs réserves

personne ne leur jette de cacahuètes

ils triment autant que compère soleil

pour la farine, l’huile, le sucre

ils n’ont pas droit à la viande

garantie aux fauves et rapaces

ils sont violents et doux

menteurs et intègres

ils adorent les blagues et les proverbes

ils feignent de dormir

pour faire le dixième enfant

se lèvent tôt

pour assister à la renaissance du monde

lavé de ses péchés de la veille

ils prient en silence, debout ou prosternés

ils sont fragiles

comme le premier fil

qui descend du métier à tisser du ciel

ils savent à l’instant

qu’une parole amie

surgira de l’inconnu

pour dire leur passage

garder un brin de leur mémoire

ils tracent pour cela

une petite croix sur le sable

effacent leurs pas

Ils sont tout poème

Adieu, mes aimés

c’est la loi de l’amour

que de condamner ainsi

à la quête de ce qui n’est pas encore né

et que nous ne partageons

que de loin en loin

dans le sourire convalescent

le murmure

et le grand rêve que nous arrachent

les douleurs du corps maudit

et de l’infatigable dignité

Je vous le dis

rien ne se perd

de ce qui fait de l’arbre

l’être debout, sensible

inconscient de ses offrandes

même au milieu des immondices

Ah seulement

si nous pouvions planter l’arbre

dans la poitrine de cette lune

qui nous a saturés de complaintes !

Ressaisis-toi, l’étranger

n’oublie pas que la mer est derrière

et qu’elle n’a pas livré son message

méfie-toi de la rancune de la mer

quand elle se sent incomprise

c’est une femme libre

multipliant les amants

une vraie nomade

qui ne connaît de racines

que les nuées

d’un ciel perdu sans elle

inconcevable

Voici Tailleurs

l’organisé

le méthodique

le juge

le tortionnaire légal

le sphinx nordique

parlant dans la bouche du Sphinx

Il te sommera

de te soumettre ou te démettre

de lui verser ta dîme de racines

sel

sang frais

convictions

et de te mettre dans les rangs pour la course à l’image au langage châtié du fric et de la raison gardée sinon va chez toi à l’enfer des autres et si là-bas on ne te tue pas on t’aura rendu service !

Merci, maître

voici mon dos, frappe

et fais attention à ne pas te faire mal

en frappant

Maître, merci

je n’oublierai pas

je n’ai pas oublié

la leçon des maîtres

Et pourtant

j’ai oublié

les gifles de mon enfance

j’ai grandi

j’ai vieilli avant l’âge

j’ai voyagé autant que toi

j’ai connu la faim, le froid, le mépris

l’amour, la haine

la terreur du condamné à l’aube

le délire du miraculé

la grande lumière du mort clinique

et la petite musique de l’au-delà

J’ai traversé tous les discours

cassé maintes langues de bois

j’en ai connu des disputes, réconciliations

psychodrames, tragédies de boudoir

allégresses quand je croyais que le vieux monde

allait s’écrouler

j’ai cru en tant d’hommes et de femmes

qui m’ont paru doués du fameux sceau

de l’intégrité humaine

j’ai partagé avec les partageux

la couverture crasseuse

le verre de thé

la boîte de conserve

et jusqu’à la pâte dentifrice

j’ai colloque avec les compagnons d’épreuve

dans des couloirs

sous l’oeil des geôliers

et devant caméras avec les orfèvres de la parole

nobélisés et nobélisables

Je ne suis pas tombé

de la dernière pluie

qui emporte les maigres cultures du Sahel

j’ai lu presque tous les livres

mais comme la pensée est triste

sûrement pas la chair

le sang qui bat et rebat

dans l’outre reprisée de mon être

Merci, maître

de m’avoir rendu les leçons lourdes

de m’avoir condamné

à n’être que moi

nu

poursuivant l’itinéraire de l’itinéraire

incendiaire de tout temple

d’inquisition

Soudain, la vie

la rose de liberté, quand elle s’ouvre

ne se referme plus

rose persistante

née des trois éléments

au même instant que le mal

sans lequel elle serait invisible

sans parfum, trompeuse

telle une fleur artificielle

Avec elle

prends ton temps, l’étranger

car dorénavant elle te sera

unique trésor

unique héritage

depuis que Fès est sortie de la mer

pour t’y jeter

avec un pétale de reconnaissance

et la parole secrète

qui demeurera secrète

jusqu’à l’autre départ

le véridique

quand ta voix s’effilochera peu à peu

au levant de l’oubli

quand ton odeur disparaîtra de tes habits

quand nul femme ou ami

ne s’émouvra plus à ton souvenir caduc

À toi maintenant

Le chemin que tu as ouvert

te sera demeure

et monture

C’en sera fini

du procès du monde

et de ton propre procès

la partance

prendra les rênes

et ne les lâchera plus

ta dérive ressoudera les continents

que tu as reconnus pour tiens

tu en retireras les frontières

comme on retire un cheveu de la pâte

l’Orient sera ton Occident

et l’Occident ton Orient

les idiomes d’avant la guerre du feu

et des sexes

remonteront à ta gorge

noirciront tes doigts

tu ne reviendras plus

d’un voyage où la mer s’est envolée

avec le desséché des racines

tu participeras

du corps et de l’esprit

du babil inconscient de l’herbe

de la sagesse du sang

du message incompris des sables

tu te fondras

dans le non-révélé

l’indestructible

le pur hybride

le non-dit des élégies

tu t’amenuiseras

jusqu’à l’accomplissement de l’adieu

quand il te faudra écrire

sans faiblir

le plus court poème

celui qu’on trouvera

au creux de ta main ouverte

rendue

à la nuit des hommes

Abdellatif Laâbi

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