Migration
Soudain, la vie
l’etonnement de la mer
De quelle fêlure l’errance
de quelle écharde
l’origine infinie qui se dérobe ?
Devant toi
la mer
son alphabet d’esquifs et légendes
sa rotondité en trompe l’œil
ses vieux nomades célibataires
à l’écoute des dernières sirènes
Derrière toi
la mer
tes racmes en convulsions
une terre celée
au fond du coffre de la mariée
le père qui te reste du déluge
une tombe flottant comme une arche
signalée par les mouettes
Et nul lieu
tertre
glèbe aire de nopals
carvis de montagne eau douce irisée
par murmure du ciel damier des peaux tannées, tapis aux couleurs de coursiers et capes nubiles falaises d’idéogrammes hantées luzerne hélée au tranchant de la faucille et des yeux noirs mouillés de désir soleil complice qui tend le cou au poignard rutilant du crépuscule
Soudain, la vie
De quelle mort accumulée
l’illumination
de quel enfer de labyrinthes
de quel fracas de table de lois
transgressions de quelle dérive la mer impertinente l’hétaïre sacrée de tout message ? L’étonnement seul
et le roulis insoucieux de confins ou seuils Voici Tailleurs le pyromane
le répudié d’allégeances et d’histoire le bourreau de la raison Tu es nu
encore plus nu qu’à ta naissance enfant naturel
et apatride n’ayant de mémoire que ce qui reste de graffitis aux flancs de l’isthme-volcan et de paroles aux soubresauts de la tribu qui agonise
Fès, mamie
mon imprécatrice chauve
aux talons gercés dans la boue de l’hiver
ma folle aux dix chats sataniques
aux douze tortues pieuses
mon irrésistible défunte
au suaire de basilic
taché du premier sang de la vierge
ma mendiante sous l’auvent
de la « boutique du Prophète »
ma lavandière
ma tamiseuse
ma savetière
ma rouleuse de semoule
ma brodeuse
ma distilleuse
ma sellière
ma marieuse
ma dinandière
ma passementière
ma tisserande
ma babouchière
ma youyoutière
ma liseuse de bonne aventure
ma masseuse
ma rebouteuse
ma tatoueuse
de harqous et de henné
ma musicienne
ma conteuse
ma datte fourrée
au cheveu de la possession
mon herboriste
ma vendeuse d’œufs d’autruche
et de poils de souris orpheline
ma guérisseuse
ma gardienne de colombiers
et sanctuaires
ma planche coranique
et mon calame brisé
ma flagellante
mon amour mystique
se brûlant la main pour s’éprouver
et ne pas s’avouer
toi ma lointaine
ma recouverte du voile écrit
et des grandes eaux
de la nouvelle barbarie
Fès de nul terroir
poussée ainsi qu’une caravane de gitans
vers le large incrédule
échouée sur le roc
sommée d’apprendre le dur métier
des navigateurs
Soudain, la vie
l’étonnement de la mer
Naufragé
avec cet idiome du fond de la gorge
et ton savoir-faire d’Andalou métissé d’Amazigh
étranger d’abord à toi-même
tu brises la chaîne d’amour
pour suivre Sindbad à la trace
et t’inscrire à la secte
des chercheurs d’absolu
réinventer ce sceptre
qui coupe en deux
la terre la mer le ciel
et te livre à la vorace liberté
Voici Tailleurs
le bonimenteur
le sceptique
le touche-à-tout
l’insomniaque
et cette mer à traverser
entre foie et luette
avant que les pieds s’allongent
dans la caverne des ombres
et des momies d’airain
Prépare-toi ô étranger
à la prophétie
qui n’annonce ni ne châtie
ne redonne vie ni ne guérit
simple parole se mordant les lèvres
jusqu’au sang
harcelée d’inquiétudes
écartelée entre lumières et ténèbres
échappée de babels et ghettos
suspendue dans les limbes
au crucifix bancal
du splendide Arabe de Nazareth et Bagdad
Celui-là qui parlera à jamais
dans le désert
pour que les dunes se déplacent à leur guise
avec leurs troupeaux de météorites
de chamelles savantes
de fennecs sourciers
et de flûtes sans bec d’où coulent
le miel et le lait
Celui-là qui se lève en toi
maintenant
entre chien et loup
face au dépotoir prestigieux de la mer
O Méditerranée
c’est toi qui vas devoir me traduire l’Océan
dans une langue que nous réinventerons ensemble
et que nous nous garderons d’écrire
Apprends-moi le voyage
le périple du voyage
la fatalité de l’exode
sans terre ni progéniture à mes souliers
et cette migration où la couleur de l’homme
hésite sur l’arc-en-ciel
et se confond dans la nuit nourricière
Alors vers toi
je tendrai la main et la verge de l’époux
tu m’accepteras pour frère
en toi
nous traverserons l’écorce du temps
jusqu’à la déchirure
et la révélation
Soudain, la vie
l’étonnement de la mer
et de l’enfance d’une autre planète
s’en reviennent les voiliers
avec leurs jarres d’huile et de viande salée
leurs contes et devinettes
leurs pavillons de corsaires convertis
à la paix brave des médinas
Fès, ma druerie
mon Atlas et mon Nil
mon Afrique d’ébène et de crotales
ma transe gnaouie
mon Sahara d’onguents
rendant le sexe ferme
cognant le mur et ne se cassant pas
mon bol de souffle fécond
soulevé par drap blanc de la nouvelle accouchée
mon Andalouse aux seins de flamenco et grenades
ma callipyge trônant dans la foule
mon arbouse fondante
mon acre jujube
mon couscous aux étoumeaux
mon safran natif
et ma galette des humbles
ma teinturière
mon acheteuse de croûtons
ma vendeuse de braseros
ma fïleuse
ma cardeuse
ma servante orpheline
ma vieille fille et ma veuve
ma répudiée
mon envoûtée
ma frigide
ma rémouleuse
ma pleureuse
ma borgne
ma bègue
ma campagnarde
mon lit à baldaquin
ma mosaïque frottée jusqu’au sang
mes murs qui suintent
ma vasque remplie de louis d’or
mon petit déjeuner de soupe
à dix centimes
mon sabot de chèvre fatale
mangeuse d’hommes
Toi qui me nargues encore
et laisses mon oued en crue
apostasier comme bon lui semble
fasciné par la mer
ainsi que la grande séparatrice
Et j’ai besoin de toi
nous avons besoin l’un de l’autre
pour que l’antique rêve aborde
même s’il n’a pas le ticket du voyage
qu’il accompagne de sa musique archaïque
cette partance
où il n’y a rien à gagner, à perdre
mais que nous devons entreprendre
pour ne pas être les derniers des dupes
Voici Tailleurs
l’insatiable
le donneur de leçons
le chenu
le bonifié
le poseur d’énigmes
l’inventeur et l’explorateur
et entre nous
cette mer où les batailles ont fait rage
où chaque île est un repaire
de pilleurs de tombes
où chaque côte fut pacifiée
par les barbares de la veille
entre nous
cette génitrice aux mille époux
mille langues
la pécheresse au visage changeant
de Vénus et Méduse
l’adoratrice du bélier et du feu
qui du flux de ses menstrues
remplit l’abîme
pour édifier l’insondable pyramide
et l’Alhambra de tous les déchirements
Réveille-toi l’étranger
la passerelle t’attend
la mer ne t’engloutira pas cette fois-ci
elle a comme une mission à accomplir
en te jetant là où le secours
ne vient pas des hommes
mais de ta boulimie de ce mystère
déposé en toi
comme œuf gigantesque de connaissance
Va
orgueil pour orgueil
loi du talion bannie
organes sur table
tu franchiras la ligne mince
et opaque
tu abandonneras tes ailes protectrices
au feu du questionnement
il te sera licite
de faire tes ablutions
avec les eaux polluées du Détroit
revêtir des habits cousus
chausser des sandales en plastique
avant de déballer toutes les affaires de ton cœur
sur la table du cerbère qui garde l’entrée
du Continent
Soudain, la vie
l’étonnement de la mer
retourne-toi l’étranger
ce bateau muet ne le fera pas pour toi
De cérémonie de l’adieu, point
tu n’as plus qu’à vider tes poches
et répandre sur les vagues
tes petits billets d’amour
Fès qui s’en va
jusqu’à nouveau désordre
et qui menace d’entrer
dans la nébuleuse du paradis perdu
et de la patrie étroite
laisse-lui le dernier mot
rends-lui cette justice
Fès
l’étonnement
et pas une ride
dans l’alchimie des arabesques
le hasard ne dira rien d’elle
la main y est déesse
préposée au grand œuvre
Tout ce qui sort de la main
frémit de charnelles ripailles
et de l’atavique vision
Ici le troisième œil ne s’est pas encore éteint
toutes œuvres qui sortent de la main
sont ses larmes
perds-toi dans ce qui sort de la main
et tu te retrouveras
berger des signes, maître du silence
arroseur de la geste
arrimeur du mouvement
batelier des sphères célestes
mettant bout à bout l’infini et l’infini
libérant la chrysalide de l’espèce
Alors
prosterne-toi
engeance de païen
et garde-toi de la prière de l’absent
garde l’oubli
pour les cruautés à venir
Soudain, l’autre rive
et l’étranger rencontra l’étrangère
Voici Tailleurs
l’abstrait et le concret
le train incessant
la nuit vertigineuse
la coupe débordante
l’échanson revêche
le commensal ne tarissant pas sur ses malheurs
Voici le verbe incamé
la montagne écrite
le musée vivant de la Gorgone
offerte dans la rue pour quelques billets
aux gisants de l’âme
Tu avances et sillonnes
Paris déjà
quand tu arraches à peine tes yeux
du périple carcéral
et des menaces du muezzin
terre promise par le tortionnaire
quand ses doigts jaunis par le tabac et la haine
imprimaient sur ta face
le credo de la rupture
le croissant rebelle de l’aigle
et que tu te jurais
de te laisser mourir d’inanition sur ton lit
au pôle Nord s’il le fallait
plutôt que mettre le nez dans les excréments
de l’allégeance
Loin de toi mon cœur
qui t’étonnes de cet étonnement
loin de toi ma blessure
qui t’ouvres pour la douleur consentie
loin de toi mon cri
qui blanchis sous l’amertume des coups
J’ai lieu de ma joie triste
mon unique joie
J’ai lieu de mon rire extrémiste
seul dû
d’une vie inscrite au tranchant des séismes
conduite tambour battant
sous les huées et vivats
comme le taureau de l’holocauste
J’ai lieu de ma chaîne choisie
mon invisible
celle qui me rive à l’arbre de la création
invite les corbeaux
à picorer dans mon crâne
mon trop-plein de sangsues
mon trop-plein de sève
et de visions maudites
J’ai lieu de ce lieu
qui m’a élu
pour que la saignée se radoucisse
pour que l’illusion s’attelle à d’autres tâches
et que de l’amant fou qui n’est pas mort
en moi
se ressaisisse l’étoile
le papillon miraculeux
la petite flamme du bout du tunnel
la cantharide embrasant les papilles
de toi
de moi
de nous tous qui n’en pouvons pas
de seulement vivre
penchés sur la tombe
de nos sosies défaits
Tout doux l’Arabe errant
et immobile
Tout doux l’empressé
l’œil est fait pour voir
et rapporter à l’oreille, la gredine
qui tombe parfois amoureuse
avant l’œil
écoute et vois
la dentelle de l’ode à la Protectrice
la cathédrale avertie du manque de foi
des poètes
les marronniers en prière émeraude
au-dessus de quais et pigeons languides
les ponts traversant la foule
avec un brin de muguet
une crêpe au miel de printemps
débouchant sur les places
où l’eau puise dans l’azur hérissé de gargouilles
les accords du maître tango
le révélateur de la brisure
des arcanes de l’instinct de vie
Et la ville s’insère en toi
comme un doux cancer
tu ne peux maudire ni bénir
tu découvres le gris, plutôt le camaïeu
des idées
puisque tu peux parler enfin
sans espionner ta bouche
Écoute et vois
laisse ce que tu as appris
à la prochaine saison des labours
contente-toi de cueillir
et recueillir
la rosée des choses
marche
le long de cette galerie de tabernacles
et reste libre de tes pas
n’oublie pas
que tu es l’étranger
sans lequel l’étrangère
ne serait que ruines debout
Et maintenant
parle-moi de racines
que ta mémoire défenestre
la petite prison
du temps et du lieu
la routine des trois ou quatre dimensions
qui n’ont plus de secret pour le bistouri
de l’intelligence
l’histoire des scribes véreux
les bibliothèques d’où la voix inarticulée
est absente
les écrans qui répondent à tout et à rien
les cimetières érigés sur les fosses communes
Remonte
comme tu as toujours su le faire
remonte
le cours déjeté, tourbillonnant
du fleuve originel, incréé
le magma du génome
ne venant ni partant
surgi de la nappe du futur
et du chaos surpeuplé
singe
algue
triton cendres titan soufre souffle foudre
mutation des mutations le désert comme une rose à la boutonnière des glaciers le roman de la montagne juchée sur le continent le plus faible poussière d’îles envoyées aux galères et la mer
gardienne de la pelote de vie tirant les ficelles du sacre du fin fond séminal de sa forge Remonte et interroge
ce qui n’a pas eu de lendemain le mort-né du périple Tu dois le faire
toi l’étranger
le maître des oublis et des défaites
personne
ne le fera à ta place
Quoi des racines
dans ce séisme où la terre
ne peut jouir du sommeil du juste
quand tu te réveilles chaque matin
balbutiant une nouvelle langue
que tu ne trouves guère « étrangère »
dont tu jubiles autant
que de la langue de ta mère
quand l’archéologue remue déjà
les tumuli de la lune
arpente de sa sonde
le limes de Mars
quand tes propres enfants
sont à des années-lumière
de ce qui peut t’arracher des larmes
au souvenir de Fès chassée d’Espagne et de Damas
repliée sur ses trémolos
ses torrides fragrances et son burnous noir
sous lequel un homme fiévreux
dicte depuis des siècles
son épître du pardon ?
Quoi des racines
après cette mer
cette pérégrination de Lisbonne et Lund
Londres, Berlin, Bruxelles, Amsterdam, Copenhague
Montréal ?
Folie du large
sirène offrant l’orgasme dans un petit verre
harmonica du poète
qui ne se résigne pas à parler blanc
ressoude l’Amérique à l’Afrique
par la grâce de son « r » roulé
tel le tonnerre des Alpes
Puis Tunis et son peuple du jasmin ses branchies saignantes de poisson braisé à la chaleur complice des rires presqu’île de confluences
bi langue bouteilles lancées rituellement à la mer pesant de pierreries pour la mariée des profondeurs reine d’amours incestueuses Puis Sanaa, oeuvre de volcan et mousson granit opalescent
ocre de petites vaches comme gazelles siestes bavardes où l’amertume du qat ressuscite les joutes de la tribu des aèdes quand la poésie pour tous prend un pouvoir de religion Puis ce retour incohérent, raide comme rêvé Quel pays est le tien quels droits faire valoir dans ce jeu destructeur de la possession ? Mais il y eut un serrement de cœur la sensation familière de diarrhée un vide dans la tête et jusque dans les yeux Retrouver n’est pas le mot tu voulais simplement embrasser quoi
la plante ou son odeur l’enfant ou ses guenilles le douanier ou la barrière qu’il ouvrait dans son soupçon Rabat ou Fès l’ami qui t’est resté ou l’ami que tu as perdu sans savoir tout à fait pourquoi ? Puis le vin coula même là-bas
pour ne remuer que les souvenirs immédiats ne s’aventurer que dans la petite joie qui défend le portail de la peur
Tu as bien vu les enceintes
repeintes à la chaux
le clinquant des vitrines
le chantier colossal de la mosquée marine
et la chape artistique des démissions
Mais l’œil
ton œil de Caïn
rejoignait ses semblables
à croire que si tu es venu
c’est pour déposer à leurs pieds
ce parchemin en lambeaux de ta passion
ce parchemin
dont ils n’ont que faire
Car
eux, elles
ne te demandent rien
ils ignorent jusqu’à ton existence
ils font écrire leurs lettres et doléances
ils n’appellent pas « poésie » la poésie
« musique » la musique
ils peignent juste les objets
qu’ils utilisent pour l’eau et le pain
ils n’inscrivent pas leur nom
sur les pierres tombales
ils ne consomment pas le surgelé
des sentiments et paroles
ils ne prennent pas de vacances
à la montagne ou au bord de la mer
on ne leur fait de cadeaux
que quand ils votent pour la bonne couleur
Eux, elles
ne connaissent que les livres de leurs enfants
ils ne quittent leur trou
que lorsqu’ils sont stériles ou impuissants
pour eux, la terre n’est pas une planète
c’est de la glèbe qui a toujours soif
d’eau et de bras
le ciel n’est pas un espace à conquérir
mais un tribunal où ils sont condamnés
par contumace
ils se battent encore contre la vermine
les sauterelles, les vipères, les mauvais génies
et font d’un rien une légende
Eux, elles
n’ont d’autre ambition que la survie
leurs maisons sont éphémères
et leur âge se calcule comme celui des chiens
en multipliant chaque année de vie par sept
c’est pour cela peut-être
qu’ils sont impitoyables avec les chiens
Ils sont tristes
la joie, ils la réservent à l’hôte
quand ils partagent avec lui
la galette, les olives, le verre de thé
mais leur tristesse n’est pas hautaine
elle n’exclut pas
c’est la tristesse même de la pierre
de la lune, de la brebis, du vent
des sables trahis par le soleil
des vaches maigres au printemps
Eux, elles
reçoivent pourtant tous les échos du monde
les guerres, les coups d’État
les navettes spatiales
les défilés de mode
le surplus de blé ou de café qu’on brûle
les forêts entières qu’on met au pilon
le téléphone rouge et les têtes nucléaires
le loto qui rend milliardaire
les revues pomo et le minitel rose
les élections où le puissant d’hier
descend de son plein gré du trône
et cède la place au suivant
les hypermarchés où l’on trouve
de l’aiguille à la voiture
du préservatif aux draps de soie
les avions privés qui permettent
de prendre son petit déjeuner à Amsterdam
et dîner à Bangkok
ils n’ignorent presque plus rien
et ne sont pas si dupes
les miracles d’aujourd’hui
ils y croient et n’y croient pas
Eux, elles
vont et viennent dans leurs réserves
personne ne leur jette de cacahuètes
ils triment autant que compère soleil
pour la farine, l’huile, le sucre
ils n’ont pas droit à la viande
garantie aux fauves et rapaces
ils sont violents et doux
menteurs et intègres
ils adorent les blagues et les proverbes
ils feignent de dormir
pour faire le dixième enfant
se lèvent tôt
pour assister à la renaissance du monde
lavé de ses péchés de la veille
ils prient en silence, debout ou prosternés
ils sont fragiles
comme le premier fil
qui descend du métier à tisser du ciel
ils savent à l’instant
qu’une parole amie
surgira de l’inconnu
pour dire leur passage
garder un brin de leur mémoire
ils tracent pour cela
une petite croix sur le sable
effacent leurs pas
Ils sont tout poème
Adieu, mes aimés
c’est la loi de l’amour
que de condamner ainsi
à la quête de ce qui n’est pas encore né
et que nous ne partageons
que de loin en loin
dans le sourire convalescent
le murmure
et le grand rêve que nous arrachent
les douleurs du corps maudit
et de l’infatigable dignité
Je vous le dis
rien ne se perd
de ce qui fait de l’arbre
l’être debout, sensible
inconscient de ses offrandes
même au milieu des immondices
Ah seulement
si nous pouvions planter l’arbre
dans la poitrine de cette lune
qui nous a saturés de complaintes !
Ressaisis-toi, l’étranger
n’oublie pas que la mer est derrière
et qu’elle n’a pas livré son message
méfie-toi de la rancune de la mer
quand elle se sent incomprise
c’est une femme libre
multipliant les amants
une vraie nomade
qui ne connaît de racines
que les nuées
d’un ciel perdu sans elle
inconcevable
Voici Tailleurs
l’organisé
le méthodique
le juge
le tortionnaire légal
le sphinx nordique
parlant dans la bouche du Sphinx
Il te sommera
de te soumettre ou te démettre
de lui verser ta dîme de racines
sel
sang frais
convictions
et de te mettre dans les rangs pour la course à l’image au langage châtié du fric et de la raison gardée sinon va chez toi à l’enfer des autres et si là-bas on ne te tue pas on t’aura rendu service !
Merci, maître
voici mon dos, frappe
et fais attention à ne pas te faire mal
en frappant
Maître, merci
je n’oublierai pas
je n’ai pas oublié
la leçon des maîtres
Et pourtant
j’ai oublié
les gifles de mon enfance
j’ai grandi
j’ai vieilli avant l’âge
j’ai voyagé autant que toi
j’ai connu la faim, le froid, le mépris
l’amour, la haine
la terreur du condamné à l’aube
le délire du miraculé
la grande lumière du mort clinique
et la petite musique de l’au-delà
J’ai traversé tous les discours
cassé maintes langues de bois
j’en ai connu des disputes, réconciliations
psychodrames, tragédies de boudoir
allégresses quand je croyais que le vieux monde
allait s’écrouler
j’ai cru en tant d’hommes et de femmes
qui m’ont paru doués du fameux sceau
de l’intégrité humaine
j’ai partagé avec les partageux
la couverture crasseuse
le verre de thé
la boîte de conserve
et jusqu’à la pâte dentifrice
j’ai colloque avec les compagnons d’épreuve
dans des couloirs
sous l’oeil des geôliers
et devant caméras avec les orfèvres de la parole
nobélisés et nobélisables
Je ne suis pas tombé
de la dernière pluie
qui emporte les maigres cultures du Sahel
j’ai lu presque tous les livres
mais comme la pensée est triste
sûrement pas la chair
le sang qui bat et rebat
dans l’outre reprisée de mon être
Merci, maître
de m’avoir rendu les leçons lourdes
de m’avoir condamné
à n’être que moi
nu
poursuivant l’itinéraire de l’itinéraire
incendiaire de tout temple
d’inquisition
Soudain, la vie
la rose de liberté, quand elle s’ouvre
ne se referme plus
rose persistante
née des trois éléments
au même instant que le mal
sans lequel elle serait invisible
sans parfum, trompeuse
telle une fleur artificielle
Avec elle
prends ton temps, l’étranger
car dorénavant elle te sera
unique trésor
unique héritage
depuis que Fès est sortie de la mer
pour t’y jeter
avec un pétale de reconnaissance
et la parole secrète
qui demeurera secrète
jusqu’à l’autre départ
le véridique
quand ta voix s’effilochera peu à peu
au levant de l’oubli
quand ton odeur disparaîtra de tes habits
quand nul femme ou ami
ne s’émouvra plus à ton souvenir caduc
À toi maintenant
Le chemin que tu as ouvert
te sera demeure
et monture
C’en sera fini
du procès du monde
et de ton propre procès
la partance
prendra les rênes
et ne les lâchera plus
ta dérive ressoudera les continents
que tu as reconnus pour tiens
tu en retireras les frontières
comme on retire un cheveu de la pâte
l’Orient sera ton Occident
et l’Occident ton Orient
les idiomes d’avant la guerre du feu
et des sexes
remonteront à ta gorge
noirciront tes doigts
tu ne reviendras plus
d’un voyage où la mer s’est envolée
avec le desséché des racines
tu participeras
du corps et de l’esprit
du babil inconscient de l’herbe
de la sagesse du sang
du message incompris des sables
tu te fondras
dans le non-révélé
l’indestructible
le pur hybride
le non-dit des élégies
tu t’amenuiseras
jusqu’à l’accomplissement de l’adieu
quand il te faudra écrire
sans faiblir
le plus court poème
celui qu’on trouvera
au creux de ta main ouverte
rendue
à la nuit des hommes