Poème pour hind
Tu ne comprendras peut-être pas
tous les mots de ce poème
mais écoute-moi
ce n’est pas difficile, un poème
du moins celui que j’écris pour toi
C’est comme quand, le soir, je te serre bien fort
et t’embrasse
avant de te mettre dans ton lit
Les poèmes, même ceux que lisent
les grandes personnes
c’est un peu ça
ce que tu ressens, ce que je ressens
à ces moments-là
Tu vois
j’ai déjà fait un poème pour toi
Je t’embrasse
je te serre bien fort
je sens que je suis près de toi
Ma bien-aimée
j’ai longtemps déserté les mots simples
les mots-tocsin
j’en fais l’aveu aujourd’hui
Comment t’expliquer :
j’étais tellement empêtré à l’intérieur de moi-même
c’était un tel labyrinthe
et tous ces enfers à exorciser
tous ces atavismes à expulser
que les mots jaillissaient de ma poitrine
bardés d’une double armature
Très peu de mirages
dans cet ésotérisme
ni la recherche de la gloire et du scandale
crois-moi
c’était ainsi
parce que vécu
dans cet enchevêtrement de grotte ensorcelée
Je ne me flagelle
ni ne me justifie
par cette confidence publique
car je sais par-dessus tout que ce qui importe
c’est cette permanence
de la mobilisation intérieure
j’explique simplement
je déroule l’itinéraire
et je reprends
fort de tout ce que mon peuple m’a appris
fort de ma douleur
fort de notre amour
Je suis à peine né
à la parole
Par la parole sanglante qui éclate au grand jour
résume l’homme
en sa droiture de portefaix du monde
Par la voix des cités asphyxiées
rejetant le suaire de la souffrance
et se dressant pour la liberté
Par le ciel rouge
complice de la colère-canonnade
portant le séisme aux sommets des citadelles
je t’ordonne la joie
Regarde-moi ce cadavre à ventouses, à panses et à varices de stupre édenté,
cette charogne étalée comme un drapeau en berne au carrefour des grands
circuits du vol
Regarde-moi ce puzzle dégoulinant de renvois de cuites mondaines, cet avorton
jeté à la voirie des bidonvilles et autres cités-dortoirs euthanasiques
Regarde-moi ce résidu pestiféré, sans sépulture, loin de l’eau, de l’ombre, dans
un abandon solennel sous le dard impitoyable d’un des soleils les plus courus
du monde
Regarde-moi cette tête découverte de mythoiogies lucratives, d’auréole de
pouvoir et de peur, tranchée au crépuscule du tigre
Regarde-moi cette tache sombre sur le sable qu’effacent peu à peu les pas
serrés des anciens esclaves
C’est quoi cela ?
C’est un des derniers empires de la terre
Majnoun sans cesse
Il faut pouvoir réfléchir :
comment en sommes-nous arrivés là
comment la révolution, toi
et ma longue marche
pour mériter la parole ?
Qui suis-je
Comment pourrais-je toucher le fond de mon âme ?
J’ai démythifié le futur
je sais où vont mes pas
et la prochaine escale
mais mon point de départ ?
La racine
le tertre
d’où j’émergeai
arbres et branches
et fruit amer
d’où les souffles me troublèrent
me consumèrent la face
m’étreignirent le cœur
d’où les constellations amplifièrent
le champ de mon inquiétude
d’où d’étranges oiseaux
égrenèrent à mon oreille de falaise
les énigmes affolantes du langage
d’où je vis s’approcher puis disparaître
la première caravane
modulant dans la cadence de ses montures
le chant initial
d’où je surpris les malices de la nature
quand subrepticement
elle tissait
à l’insu des nomades
la trame de sa mouvance
les cabrioles de ses amours
matière vivante préparant en liesse
sa soumission dans le lit nuptial
où l’étranger viendra
d’un giclement de sa puissance
étourdir la faune richissime
de ses grottes entrouvertes
Tertre de mes racines
je reprends à mon compte
les mémoires plombées
thésaurisées
pour qu’un jour
se dénoue l’écheveau du mystère
je reprends à mon compte
toute cette aphasie
reconduite de conquête en conquête
d’un envahisseur l’autre
pour recouvrer l’exact cri
de ce peuple
puis récolter
les parchemins épars
l’héritage décapité de siècle en siècle
de nos poètes (constructeurs, prophètes, mathématiciens, voyageurs, amateurs
de livres, hommes de foi et de parole)
pour reconstituer minutieusement
le chapelet de mon être
l’assise de ma voix
et l’espace de ma renaissance
Mon point de départ
puis tout le parcours
jusqu’à cette aire
de feu et de crime
à laquelle je suis suspendu par un fil
en cette année mil neuf cent soixante-douze
Cette face qui est mienne
que dis-je
que je recouvre à peine
de quelles faces est-elle
le reflet tonitruant ?
Et je n’oublierai rien
depuis Jugurtha et Tacfarinas
en passant par Oqba et Tariq
jusqu’à Abd el-Krim triomphant à Anoual
et livré comme un rogui
Je veux comprendre
et ce ne sont pas les dates, les complots de palais
les cités mortes et ressuscitées
mais le mouvement en sa pureté
en sa signifiance illuminatrice
Quand je dis arabe
quand je dis berbère
quand je dis Afrique
quand je dis mon peuple et ma nation
je veux que mon cri soit cristallin
je veux que son écho troue la carapace des siècles
je veux resurgir entier
des forêts marécageuses des légendes
Te souviens-tu de l’Agression
l’homme-oiseau exterminant les têtes noires
alors qu’un disque éraillé d’Oum Kalthoum
continuait impassible
à pleurer sur les ruines
au milieu de la débâcle
Tout un peuple pétrifié
levant les yeux vers le ciel
assimilant la défaite militaire
à quelque confirmation d’apocalypse
comme si le siècle quatorze
avait vu l’apparition des lutins
la mutation des sexes
et l’embrasement des mégalopoles pécheresses
et tout cela sans arche
sans jugement dernier
(Jamais je n’oublierai le spectacle de ces milliers de soldats égyptiens,
déchaussés, accroupis, les mains derrière la nuque sous les canons des émissaires
de l’Occident barbare)
Juin où j’entassais mes livres, mes cahiers
mes crayons et mes illusions
et les jetais dans la poubelle des rêves
Juin où j’avais mal
aux dernières fibres de mes racines
Juin d’un nouveau crépuscule
où comme Ibn Khaldoun
je me mis à l’étude de l’histoire
puis m’apparurent les frontières
comme autant de plaies suppurantes
apposées sur le dos invertébré
de nos peuples
où je découvris la formule
de la pilule d’extase et de déchéance
que distribuaient généreusement
nos grands démagogues
et rois fainéants
Je me suis définitivement éveillé
à la brûlure défiguratrice
du napalm
et ce que je vis d’abord
ce furent les yeux incorruptibles
des hommes voilés de Palestine
relevant le défi
et c’est comme si notre histoire
longtemps rivée au cordon ombilical
d’un monstre d’acier
maître des stratégies
s’arrachait de sa matrice
et replongeait
dans la houle colossale
de la violence du mouvement
Poètes de ma grande tribu
vous aèdes terribles
pliant le mal sous vos aisselles
peintres inimitables de coursiers-météores
langues venimeuses pour confondre le rival
femmes dépeçant le foie
de vos ennemis
prophètes ivres
inanimés sur la tombe de l’aimée
égalant, surpassant
les textes sacrés
vous chevaliers brigands
ou esclaves libérés par la double preuve
de l’épée et du verbe
puisse ma voix
ne pas résonner à vos oreilles
comme les sons empêtrés
qui montent péniblement
de la gorge des sourds-muets
Quant à vous
poètes de ces temps de lucre
vendeurs de poésie
en petites tranches d’émotion
en petits sachets d’érotisme
mystiques à cœur de fausset
n’arrivant pas à la cheville d’Al-Hallaj
grands démissionnaires de la lutte de nos peuples
vous
camouflant votre impuissance
derrière les théories ronflantes du grand art
complexés jusqu’à la moelle
par les reflets vacillants
d’une littérature qui se meurt
sur les rives de la Seine
ou de la Tamise
j’empaille vos écritures
dans le musée de mes anciennes illusions
et je tends la main
à mes frères combattants
ceux qui comme Maïakovski
et Nazim Hikmet
savent de quel tocsin les mots sont capables
quelle terrible vérité et quel amour
véhicule le poème
quand c’est le peuple qui le dicte
Toi qui portes la moitié de la voûte céleste
ma femme
et la Femme
je voudrais hisser le poème
jusqu’à recouvrer
tous les charriages de ta fécondité
et en toi
par toi
soulever les tonnes
de voiles avilissants
qui lestent autant de mains miraculeuses
de nos femmes prostrées
et si je me le permets
si je te le permets
c’est parce que tu n’es pas l’autre
fruit exotique
ou chair promise à colonisé
c’est parce que tu.es mon égale
parce que tu es le muscle de mon cœur
et la profusion de mes doigts c’est parce que tu es ce que j’ai intégré de la permanence sous toutes les latitudes
Donc, femme
m’entends-tu :
je ne t’écris pas des « poèmes d’amour »
et j’accuse
tant de nos poètes amoureux
de n’avoir que pornographie
faussaires
ayant permis
après tant de romances
avec tant de romances
que la femme
notre femme
laisse s’écrouler depuis tant de siècles
la moitié de la voûte céleste
et c’est d’abord le poète qui est coupable
oui
l’amour est à réinventer
Donc, femme
m’entends-tu :
il s’agit comme pour toutes les autres défaites
de regrouper les survivants
de tirer le maximum des édifices dévastés
et se remettre à la tâche
pour que s’épanouisse la cité des femmes nouvelles
et que leurs bras
leurs beaux bras tintant toujours
de bracelets rutilants à effigie de soleils
que leurs bras forment grappes
forment tour d’énergie
obélisque qui monte, monte
pour redresser
la moitié écroulée de la voûte céleste
Terre
ton appel incessant de périples
Le soleil prosterné devant l’objet de sa quête
ne sachant où donner de ses rets
subjugué par ce port d’impératrice
les pans de sa traîne
hersant l’espace de pommes interdites
Ma terre
quand Sindbad accoste
et que de sables mouvants
et que d’oiseaux-monstres
de chevaux marins
surgis de la quatrième dimension
et que de sources à poissons célestes
parlant idiomes de peuplades atlantes
et que de cités verrouillées
frappées d’interdiction
Sindbad s’émerveille
et signe l’acte de tous les rêves insensés
Terre
que j’empoigne
que je secoue de spasmes et de fureurs
que je darde de visions séminales
acres de douleurs
me sectionnant de part en part
et je laboure sa rotondité chue à l’horizon
à pleines mains
j’arrache des semences
en enfouis d’autres
ma terre
des ruts de vraie vie
et des hennissements de cavale d’éternité
Terre
ton indestructibilité
je me mets à l’écoute
de ce battement
qui nous promet
les plus heureuses histoires
de peuples à écriture
nomades de cœur
sédentaires de mains des peuples à racines investigateurs fous méritant enfin notre planète
Terre
je me tiens à tes arcanes de feu
et je mords à pleines dents
à tes aurores
sûr de ma pâture
inquiet seulement
de ta force de renouvellement
Tu m’emportes alors
et je me sens pousser des ailes
des voiles qui gonflent
ton dos fluide
et tanguent les flots
de ta croisière miraculeuse
Va ma Terre
quelle belle idée
le poème gronde gronde
grandit l’homme en moi
Et l’arbre de fer fleurit
ce vilain métal
d’où les mégalopoles sans cœur
tirèrent leur orgueil
battirent monnaie de chairs
à canon
intronisèrent l’argent
d’où le meurtre
l’extinction de races entières
et la prostration
Et rougi
c’est pour la Question
et blanc
c’est pour le corps à corps
et trempé
c’est pour les cagibis de dressage
des morts-la-faim
Fer acier rouille des barreaux
gueule d’armes
toute cette poigne
plus rien plus rien
quand d’effluves d’émeute
souffla le printemps de l’homme
Enfin le dégel
la métamorphose
l’arbre de fer fleurit
Puis de nouveau vers toi ma marche
Dis-moi
qu’ai-je proféré toute la nuit
et pourquoi tout ce périple ?
Je n’ai pas quitté un seul instant
le fil du rasoir
la crête de feu
Tour à tour
Qaïs
mais mon désert était impraticable
Al-Ma’arri
mais l’enfer était vide de Dieu
mécanisé l’enfer
Sindbad
mais j’ai dit avoir enterré les miracles
Ulysse
mais j’avais moi-même
déployé les voiles
vers tous les carrefours du risque
Tour à tour
la lumière et la ténèbre
homme de l’Un
et du multiple
Tour à tour
la complexité de l’arbre
et la verticalité monolithique
de l’obélisque
Et si je dramatise
c’est parce qu’au fond
je suis homme de synthèse
et si je crie
comme si je ne voyais derrière moi que ruines sur ruines
c’est parce que je sais
ce qu’ il nous en coûtera
surtout maintenant
pour mériter la parole
notre face humaine
mériter l’allégresse à venir
car dorénavant
nous allons avoir besoin
de tout notre génie
de toute notre ancienne folie de visionnaires
nous allons avoir besoin
de toute notre lucidité
Ainsi
mon cerveau aura continué de fonctionner
Je sens même que j’ai grandi de cœur
et ce soleil qui défonce toutes les barrières
naît et meurt à mes pieds
et cette nuit gorgée d’étoiles
comme une monture
qui m’aide à traverser les siècles
et cette clameur perpétuelle
dehors
houle de mains
index qui nomment les cibles
Je suis heureux
Comme j’aime maintenant
et combien ma haine sait choisir
Levez-vous
millions de poètes !
Prison civile de Casablanca, 1972