Soleils aux arrêts
Un homme est en prison
Il est noir
les yeux habités de braise et de futur
Il est grand
adossé au volcan rusé de l’histoire
L’arc-en-ciel pleut sur sa langue
y dépose le limon des paroles
qu’un peuple chante en dansant
sur le seuil des mouroirs
Il est trop grand pour sa cellule
quand il s’allonge
ses pieds sortent du judas
et vont folâtrer sur les murailles
Ses mains d’oiseau sans ailes
se tendent vers les étoiles
pour en recueillir le miel natif
Un homme est en prison
Il est blanc
mais vraiment blanc
avec sa barbe blanche de dieu en exil
son nez d’aigle nomade
son cœur blanc
ses paumes blanches
où la douleur a gravé
des canaux gigantesques de désirs
des routes en pleine jungle
des lettres affolantes
en calligraphie coufie
une croix énigmatique
un œil sans cils
une charrue et des épis de blé
un petit damier noir et blanc
et une foule de hachures pour autant de naissances
Un homme est en prison
Il est de la couleur dont rêve le peintre
et qu’il n’a jamais pu atteindre
Il est d’un pays
que même les poètes n’ont pas su rêver
Les frontières mythique du sang
ricochent sur le duvet de sa poitrine
et tombent
Il vient du Graal et du Tiers oublié de la planète
des cales de voiliers négriers
et des réserves de peuples originels à l’encan
Il est arabe et juif
palestinien et chilien
Il est tous les hommes
toutes les femmes
le mutant des langues et des sexes
le doux guerrier de la paix
Il est la boussole du sourire dans les ténèbres
Un homme est en prison
Il est amoureux
d’un amour à faire pâlir Qaïs et Laïla
Abélard et Héloïse
Dante et Béatrice
Tout en lui est amour
Il ne regarde pas les êtres
il les caresse de sa pupille
il ne soulève pas
ne déplace pas
ne dépose pas les choses
il jette à leurs pieds des pétales de rosée
et des fruits de passion
La couche dure est son amante
l’arbre son frère jumeau
l’eau le liant de son sang
Il est le promis des hirondelles
de la brise
des nuages
l’amoureux transi de la nuit
de la dolente aurore
et de la houle rebelle
Tout en lui est amour
Un homme est en prison
11 n’a rien à ajouter
ayant dit l’essentiel
« Ce que tout cadavre devrait savoir »
ce que les vivants n’écoutent que d’une seule oreille
distraite, oh si distraite
comme ceci :
vivre, la belle affaire
encore faut-il que ça serve à quelque chose
ou ceci : « Si tu veux tracer ton sillon droit
accroche ta charrue aux étoiles »
ou encore ceci :
inutile de chercher loin les tyrans
ils sont sous votre peau
sans oublier ceci :
les hommes naissent esclaves et inégaux
toute la question est qu’ils ne le demeurent pas
Vous le voyez
cet homme n’a rien à ajouter
La prison où se trouve notre homme
est ronde et carrée
proche et lointaine
Elle est d’hier et de demain
souterraine et perdue dans les nuées
Carnivore et végétarienne
C’est une baraque près d’une mosquée dans un bidonville
un palais de mauvais goût
dressé sur des béquilles
un immeuble en verre avec vue imprenable
sur un camp d’extermination
C’est une île flottante
un hypermarché
une pyramide renversée
un train sans conducteur
un tamis cachant le soleil
des barreaux plantés dans le désert
une porte fermée
au nez de la mer
un avion désaffecté
un cerveau usé qui pue
un labyrinthe dans la boule d’une voyante
un fleuve qui tourne en rond
une mouche arrachant ses pattes
pour se dégager de la glu
et surtout elle est en nous
en nous
Un homme est en prison
Il n’est ni le meilleur de ses semblables
ni le pire
On peut dire qu’il connaît bien le bourreau
qu’il a rencontré Dieu
puis l’a perdu de vue
Il a joué à cache-cache avec la mort
escaladé le plus haut sommet du monde
découvert le paradis en enfer
et vice versa
Il a trouvé la meilleure réponse
à la question philosophique du suicide
Il lit comme un talmudiste dans les rêves
et se nourrit à la table du délire
Il est le plus sensuel des saints
Il rit, mais il rit
comme ça n’est pas permis
Un homme est en prison
Subitement il découvre
le vrai visage de la liberté
cette chatte qui bouffe ses enfants
ce scorpion qui se pique avec son dard
lorsqu’il se sent encerclé
La superbe ogresse
l’amante qui tue pour faire revivre
à prendre ou à laisser
Et il fut preneur sans conteste
de libertés astringentes
humus d’une terre perdue dans l’a venir
émeraude sans rivale à la cheville d’une gazelle
maîtresse d’espéranto et de périples
feuille vierge où seuls les enfants
nés de la vague androgyne
sont appelés à s’inscrire
Liberté de risques bénis et périls
de main coupée célébrant le sang dévastateur
d’orage sur le désert parsemé de famine
de séismes humains
rien qu’humains
vengeant toutes les morts iniques
Un homme est en prison
Il parle au mur
au miroir des miroirs
et lui raconte son histoire :
Je suis né entre printemps et automne, lors de l’année du Tigre, dans une ville
qu’on a depuis lors débaptisée sept fois
Mon pays fait mal lorsqu’on prononce son nom
mais bon sang quel soleil
quel fruit à la bouche des hommes lorsqu’il sourit
quelle folie du matin
répandant l’extrême-onction du jasmin et de la cannelle
Ce pays m’a tant donné
et j’ai voulu lui rendre la pareille
Il paraît que c’était la chose à ne pas faire
« La passion est interdite. Circulez, circulez, clamaient les haut-parleurs. Faites
le grand déménagement dans votre cœur. Fermez vos yeux, votre nez, vos
gueules. Circulez. Il n’y a pas de cochons ici, gardez vos perles. Et gare, gare
aux amants récalcitrants ! »
Pouvais-je résister, ô miroir des miroirs ?
Et me voilà dément authentifié
enchaîné aux parois sourdes de tes reflets
presque heureux de l’être
car je n’ai pas failli à ma passion
Un homme est en prison
Il n’attend pas
il n’a pas de temps à perdre
D se fait peintre et poète et musicien
Il invite le papillon des mots
à la transe qui fait pousser des racines
Il réfute le sobriquet des couleurs
pour que le blanc de la toile
libère ses démons tapis
Il ravive le cri du silence
pour orchestrer la symphonie du don
Délivré du corps
il marche
il emprunte le chemin secret
qui va de la blessure à l’âme
de l’âme à la graine
de la graine à la tige
de la tige au bourgeon
du bourgeon à la fragile orchidée
de l’espoir
de l’espoir à la lucidité
de la lucidité aux larmes
des larmes à la fureur
de la fureur à l’amour
de l’amour à cette étrange folie
de croire malgré tout aux hommes
À tout hasard
souvenez-vous
un homme est en prison