Tu parles ou on te tue
« Tu parles ou on te tue »
Ils t’ont tuée Evelyne
Tu n’avais pas parlé
En trois phrases ordinaires sans coryphée
sans chœur sans théâtre ni
spectateurs sans l’intervention des dieux ou
leur absence la voilà
la tragédie «
Tu parles ou on te tue »
Ils t’ont tuée Evelyne
Tu n’avais pas parlé
Qui où
pourquoi qui es-tu
en quoi cela nous concerne-t-il
et pourquoi ta mort ne peut pas rester a
nonyme ne peut pas être le sujet d’une
oraison en famille qu’on enterre
dans le même caveau d’oubli après les pleurs
les couronnes
les accolades désespérées ?
Non, non
regarde
je prends ce chalumeau
je le règle sur la flamme courte et bleue
et je vais tailler froidement
une croix lancinante
dans la mémoire courte
de tous ceux qui ont cru
qu’avec le temps
ton petit cadavre
n’obstruerait plus l’horizon
de tous ceux
proches ou lointains
qui oseraient t’oublier
Non, non
je ne peux pas abandonner mes morts
aux simples pétitions
du sacrifice et de l’exemple
Je ne veux pas abandonner mes morts
aux images d’Épinal
de la consolation
Mes morts
sont trop vivants en moi
Je les déterre
vifs et sanguinolents
les déploie
sur le fronton des palais du génocide
pour qu’ils se perpétuent
châtiment ininterrompu drapeau jamais en berne
intenables
d’insurrections
« Tu parles ou on te tue » Ils t’ont tuée Evelyne Tu n’avais pas parlé
Evelyne
un corps minuscule
hâve et ridé
d’enfant empêché de grandir
Déchaussée
la jupe retirée
les pieds sont attachés
les poignets ficelés
rabattus derrière le dos on fait passer
une tringle sous les coudes des
membres entravés on soulève
ainsi le corps on le suspend en
déposant chaque extrémité de la tringle
sur le bord d’une table en bois
Cinq, dix minutes La douleur se ramasse
part du centre de la colonne vertébrale
rampe de vertèbre en vertèbre embrase le dos traverse la nuque
se verse entièrement dans le cerveau
La tête se met à s’alourdir grossit grossit
roule dans le vide Un fauve est juché
sur le dos gratte gratte les vertèbres
atteint la moelle épinière
A l’autre bout du corps le fouet s’abat sur la plante des pieds siffle
claque
cingle jusqu’à devenir écho de la flagellation
d’un corps inerte
ailleurs Évanouissement
Evelyne
un corps minuscule
hâve et ridé
d’enfant empêché de grandir
nue
sur un bureau
La prise est branchée
Les pinces sont avancées griffent les mamelons
et s’y fixent Quelques secondes
et la décharge part coutelas de feu qui larde
taillade pénètre jusqu’à la garde
écharpe Fourmis carnivores
dans le sang Stridences aux
tympans les yeux gonflent
chauffent chauffent Les orbites
ne les contiennent plus les expulsent Évanouissement
Evelyne
un corps minuscule
hâve et ridé
d’enfant empêché de grandir
nue sur un bureau
Les pinces sont avancées
introduites dans le vagin
s’accrochent
Quelques secondes
et la décharge part
langue à mille fourches
de brasier atomique
marteau-piqueur dans tous les organes
vilebrequin perfore les tempes
Le cerveau éclate
se reconstitue
éclate Les os tuyaux de caoutchouc
brûlent Le corps
une grande déchirure redoublée sans arrêt Evanouissement
Fouet
perchoir
étouffement à l’eau
électrodes Des heures
des jours
– On parle toujours
– On finit par parler
– Impossible qu’on ne parle pas Tu n’avais pas parlé Evelyne
et tes tortionnaires terrorisés
sont devenus fous
Non, non Evelyne
je ne peux pas f abandonner
à un socle froid
où je ne pourrais caresser
que la statue pétrifiée de ton héroïsme
car je te sens marcher à côté de moi
sœur inoubliable
et dans ma main
la chaleur de ta toute petite main
hâve et ridée
d’enfant empêché de grandir
tu es
vivante
Maison centrale de Kénitra, 1974