Histoire de vivre
RÉCIT
…Et les collines soulevèrent de leurs épaules grêles, de
leurs épaules sans paille, de leurs épaules d’eau jaune, de
terre noire, de nénuphar torrentiel, la poitrine trois fois
horrible du ciel tenace.
C’était l’aube, l’aube ailée d’eau courante, la vraie, la
racine de la lune.
Et midi arriva.
Je m’y accrochai de toutes mes forces à ce midi furieux.
Je m’y accrochai avec l’énergie du désespoir.
La potiche dans l’étreinte innombrable de la pieuvre,
d’avoir senti perler à ses yeux la mélodie prénatale du
baobab de mon enfance, sursauta.
Et ce n’était que le commencement!
La potiche, la natte, la lampe, les pincettes, le mannequin.
Je bousculais les frontières.
J’avalais les bornes indicatrices.
Je mâchais la prohibition.
Je suçais, goûtais, à même :
plis, corridors, labyrinthes, mon souffle effaçait tout.
Je cueillis des algues sur la mer très froidement démontée
du microdion.
J’embrassai turbines et diatomées – comme le soir les
épaves jumelles dans la stupeur des anses.
La vie faisait ciel, ou naufrage, à votre guise.
Je me laissai couler à pic.
Ainsi vint le temps que, depuis, de mes grêles mains, je tâche de ressaisir, le temps de la grande fraternité, de la grande négation
de la totale affirmation, le temps de la grande impatience…
Des avalanches de méduses crachées du plankton sommaire me gorgeaient à même le sable de ma défaite d’or du sang tiède des lianes de la forêt.
Je refis connaissance avec le connu, l’animal, l’eau, l’arbre, la montagne.
Je cultivai leurs noms dans le creux de ma main sous-marine.
O
Sylve des déserts, solitaires pyramides des babils de femmes télescopaient une étoile camouflée des mots d’enfants chevauchaient des mondes dociles
Je me réveillai panthère avec de brusques colères et la panique gagna de proche en proche.
La très stupide savane de
Fort-de-France prit feu à la bougie enfin réveillée de ses palmiers.
Des acanthes monstrueuses y parurent, piys disparurent, le temps de sonner à toute volée les cloches brisées de la mer – tocsin –
Au rond-point des
Trois
Flammes dans le sproum du désespoir, des eaux se poignardèrent.
L’eau n’était plus l’eau.
Le ciel n’était plus le ciel.
Le ciel n’était qu’un pavillon de trombone où soufflaient les trente mille chameaux du roi de
Gana.
Et voici que cette terre plus haut que les mangliers
plus haut que les pâmoisons créoles des lucioles bleues se mit à parler de manière solennelle.
Et le ciel s’écroula.
Le ciel cessa de nous regarder.
De ses gros yeux de nasse.
De ses gros yeux pédoncules.
De ses gros yeux giclant des cacades et des chiques.
Ah! vous ne m’empêcherez pas de parler, moi qui fais profession de vous déplaire.
Le vent chavira très douces voilures à mes narines bruissantes vos belles correctes pourritures de flics bien descendus dans la touffeur des mornes.
Mais qui m’a amené ici ?
Quel crime ?
Pèlerin…
Pèlerin…
Lyddite,
Cheddite, pèlerin des dynamites
Je maudis l’impuissance qui m’immobilise dans le réseau arachnéen des lignes de ma main, car dans les replis d’une cervelle béate se lovent amoureusement
trois dents d’ivoire et des yeux caressants.
Des éclairs.
Des feux.
Et ce doux rire de la lumière.
Ma vie, elle aussi :
Ce train qui s’élance avec la tranquille furie des rivières
pierreuses par les journées étincelantes.
Fosse aux ours !
Fosse aux ours ! à l’heure sans faute de
l’acide carbonique
Quoi !
Toujours maudire !
Un midi ténébreux.
La tige éblouissante du silence.
Les surfaces isolantes disparurent.
Fenêtres du marécage fleurissez ah ! fleurissez
Sur le coi de la nuit pour
Suzanne
Césaire
de papillons sonores.
Amie
Nous gonflerons nos voiles océanes,
Vers l’élan perdu des pampas et des pierres
Et nous chanterons aux basses eaux inépuisablement la
chanson de l’aurore.
(Tropiques n°4, janvier 1942)