HÔpital beaujon

Alain Bosquet
par Alain Bosquet
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1.

Dans ma poitrine,

un train s’est renversé.

Je suis une chaudière.

Je suis un pneu.

Une piqûre suffit-elle

à calmer ce vieux cœur

où les chansons demandent

un peu plus d’oxygène ?

Dans ma poitrine, une ferraille

se veut indépendante.

2.

Je n’ai pas de visage :

un graphique, un bouton qui s’allume,

un zigzag sur l’écran.

Le sang n’est pas à moi :

il vient d’une bouteille,

fait un tour et repart dans un canal,

sous la ville, au milieu des sorbiers.

J’apprends l’anonymat.

Je suis un chiffre.

Je suis l’éponge.

3.

L’univers est un lit

qui possède une plaine, une plage,

un fleuve gémissant avec douceur.

J’y rends visite aux habitants :

l’essuie-mains, la cuvette,

une seringue avec qui je discute

car la vie est chaos, car la vie est caillot.

J’y découvre parfois, sous une couverture,

un poème frileux

qui exige des soins.

Le lit devient mon univers.

4.

Il faut apprendre à rétrécir.

Les quatre murs sont jaunes

comme une fièvre au loin quand j’avais un espace.

La vitre donne,

le jour sur le néant, et la nuit sur la peur.

Je congédie mon veston, mes chaussures,

et je réduis à douze mots ce vieux lexique.

L’armoire me raconte une quelconque enfance.

Je demande au plafond d’un peu se rapprocher.

Je n’ai besoin que d’un seul bras

et d’un demi-genou.

Le siècle dure une heure.

Je supprime un jeudi, un dimanche, un mercredi.

Je fais l’économie d’une vieillesse.

5.

Le sang de qui, voulez-vous m’expliquer,

circule dans mes veines ?

Vous n’osez pas répondre ?

Les analyses du laboratoire

ne sont pas concluantes.

Il n’appartient ni à cet homme.

ni aux pures gazelles,

ni aux étoiles

qu’on a cueillies pour moi juste avant l’aube.

Une infirmière me confie :

«
C’est le sang de la mer :

beaucoup d’écume, un squale,

une île et tant d’ivresse ! »

6.

Dans quelques jours, quand la fin sera proche,

mon épouse dira : «
Ne meurs pas, s’il te plaît. »

Professionnel des mots,

je n’en trouverai pas un seul

pour traduire à la fois

mon désespoir et ma tendresse.

Je me contenterai d’un signe :

paupière ou main ou papillon léger

ou sourire que nul ne comprendra,

sauf l’enfant mutilé,

dans le couloir, près des fleurs en carton.

7.

J’ai calculé tous les oiseaux du mur :

huit cent vingt-cinq pingouins.

La porte est condamnée

comme sont mes poumons.

A chaque cri, le plafond se lézarde.

À chaque pleur, la cheminée perd une brique.

Ni le plancher ni les deux chaises

ne me pardonnent

le moindre mot.

La vitre m’offre une pluie sans couleur,

puis des moutons défunts.

J’ai invité un arbre,

mais il n’est pas venu.

8.

J’ai regardé l’azur,

mais on m’a dit : «
Laissez-le donc tranquille. »

J’ai appelé le nuage qui passe,

mais on m’a dit :

«
Ne croyez pas qu’il ait du temps à perdre. »

J’ai caressé le tourne-disque;

on me l’a enlevé : «
Mozart n’est plus à vous. »

J’ai murmuré trois mots

à mon lit amical ; on m’a grondé :

«
Il appartient à un autre malade. »

Je me suis agrippé à mon corps,

mais on m’a dit : «
N’y touchez pas,

on a de bons clients pour lui. »

J’ai voulu réciter mon poème ;

on m’a interrompu :

«
Nous vous le confisquons,

pour les très grands rêveurs. »

9.

Combien de francs pour mon aorte ?

Combien de marks pour le scalpel ?

Combien de livres sterling pour la peur ?

J’ai dépensé ma vie :

il ne me reste plus un sou

pour une mort décente.

Combien de pesetas pour la piqûre ?

Combien de roubles

pour le dernier espoir ?

Et combien de dollars pour les obsèques ?

J’ai dépensé ma mort :

il ne me reste plus un sou

pour mon éternité.

10.

Ne vous occupez pas de moi :

la guérison des vieux poètes

est superflue.

Sortez plutôt de l’hôpital,

dirigez-vous sur la forêt,

choisissez un platane et rendez-lui la joie

par des paroles, des compresses, des conseils,

puis arrêtez quelque corbeau

et dites-lui que sous ses plumes

il est blanc comme un ange.

Penchez-vous sur les pierres :

elles aussi méritent la santé.

Merci, les vieux poètes vont mourir sereins.

11.

J’ai convoqué les dieux pour un discours :

«
Jésus, je ne veux pas de votre charité ;

Allah, je n’ai aucune envie

de vous rejoindre ;

Moïse, allez-vous-en :

vous êtes trop impitoyable ;

Bouddha, perdez tous ces kilos

qui font de vous un éléphant de mer ! »

Je me suis défendu.

Je voulais m’incarner, par le plus court chemin,

dans le pommier, dans les étoiles,

dans le silex, dans le vent fou,

dans le poulain qui n’ose pas courir,

dans le rêve sans fin qui n’a pas de visage.

Puis, résigné, j’ai dit aux dieux

comme on dit aux vautours :

«
Acharnez-vous sur moi. »

12.

Je rédige une lettre à mon épouse :

«
Je n’éprouve jamais de sentiments

que lorsqu’ils sont écrits.

J’ai peur de la simplicité

comme d’un fauve

lâché dans les couloirs.

Au lieu de dire avec vigueur « je t’aime »,

je fais le clown

en prétendant que la comète pousse

sur le chêne abattu.

Je suis timide devant le réel

et je camoufle l’évidence.

Dans mon amour pour toi,

j’ai mis trop de chapeaux pointus

et de poissons volants.

Pardonne-moi

de nous croire tous deux dérisoires.

Maintenant que je dois la quitter,

tu es toute ma vie. »

13.

Vous êtes des salauds,

tous mes contemporains

qui choisissez de me survivre,

au lieu de faire le voyage du néant,

derrière moi, par solidarité.

Vous êtes tous des criminels,

puisque vous jouirez, sans moi,

de la rosée qui mettra des étoiles

sur les sapins, des libellules

qui couvriront l’étang,

de l’oiseau musicien, de l’océan qui tangue

jusqu’à se renverser.

Je vous maudis, vous les quatre milliards,

et ne vous permets pas

de m’enterrer dans une anthologie.

14.

Je vous prescris le doute intraveineux, à jeun.

Le non-être est plus sain que l’être.

La vie est un bubon sur la peau du néant :

elle salit l’azur

et dérange l’espace qui sans elle

serait heureux.

Demandez l’avis du caillou,

de l’oxygène ou de la nuit qui vient :

le sang, la chair et l’ossement sont leurs souillures.

Je vous invite à votre mort :

elle est immaculée, très digne

et sans paroles vaines.

15.

Je ne veux pas de drogue :

je dois mourir lucide

comme un scalpel qui, entrant dans un cœur,

n’hésite pas à couper une aorte.

Je ne veux pas d’espoir :

je ne suis pas un arbre nu

à qui on peut promettre

des feuilles en décembre

et un deuxième tronc pour le mois d’août.

Je ne veux pas de pleurs :

seuls me regretteront mes amis invisibles,

la licorne, les anges,

les chansons de demain.

Je ne veux pas de deuil :

je suis un aliment pour les vieux rats,

un cadeau pour la rouille,

un argument

pour la fable qui cherche sa forme.

16.

Quand on me dit « demain »,

je prends ce mot pour une injure.

Des amis téléphonent,

mais je n’ai plus d’amis.

Ma clavicule est encore à sa place :

pour combien d’heures ?

Je suis moins sûr de mes genoux,

qui doivent me tromper avec d’autres malades.

J’ai égaré mon verbe

comme un bijou sous un tapis.

Je me poursuis hors de moi-même,

dans le salon ou dans le bloc opératoire.

Je tends un bras, qui est abstrait.

J’ai réussi à peler mon orange.

17.

Je vois de ma fenêtre

un stade avec des footballeurs,

une fabrique, un autobus qui danse,

un arbre qui voudrait

se promener autour de la colline,

des voyageurs aux bagages très lourds,

un nuage malin, un soleil plein de force.

Je vois de ma fenêtre

un œsophage perforé,

un intestin qui s’échappe d’un ventre,

une tumeur qui mange une mâchoire

comme on mange un melon,

un sang trop lourd, une urine suspecte,

un poumon qui en vain aimerait être utile.

18.

Je suis très simple et nu.

La poésie me quitte,

vu mon état désespéré :

elle aura du travail

chez des auteurs plus vigoureux.

Je reste avec un verbe mou

et quelques mots fidèles,

d’arrière-garde.

Je me souviens de vieilles gloires,

d’images saugrenues,

d’idées qui n’ont plus cours.

Je n’ai plus de secret pour moi-même,

ne pouvant rien réinventer.

19.

Je me suis retiré dans mon thorax,

habitant sous ma plèvre.

Je suis heureux comme un plasma qui a ses meubles

entre deux muscles.

Le ventricule

m’enseigne la musique.

L’aorte me raconte

ses voyages lointains,

en compagnie de mes vertèbres.

J’ai quelques ennemis :

l’azur, l’aurore, l’horizon.

Ma vie n’est pas stupide :

elle est rectale.

20.

Je ne connais qu’un seul médicament :

ce vieux poème

qui parle de la mort et de l’inexistence,

du désespoir, de la tendresse trop diffuse.

Il est sincère,

mais la sincérité

n’a pas de vertu esthétique.

Il évoque parfois la cigogne secrète

dont je suis l’inventeur

et l’arbre fabuleux que je n’ai pu créer.

Je demande à ma veuve

de ne pas le relire :

il perd son efficacité.

21.

Devrais-je prononcer mes dernières paroles

d’un ton très douloureux,

comme venu de quelque abîme

où vie et mort se confondraient ?

Je pourrais dire :

«
Pourquoi mon frère le soleil

ne s’est-il pas assis sur mon divan ? »

Ou bien : «
Mon arbre favori sait-il

que je suis au plus mal ? »

Ou bien : «
Je laisse ma fortune à l’océan :

mes songes, mes poèmes. »

Je pourrais être digne et murmurer « merci ».

Je pourrais être simple et murmurer « pardon »

Je garde le silence.

22.

J’attends la mort :

une très lente neige.

J’attends la mort

comme un cheval qui tombe

dans le fleuve indiscret.

J’attends la mort

comme un raisin

après la famine du doute.

J’attends la mort

comme une vérité perverse.

J’attends la mort

comme un poème

sans musique ni mot.

J’attends la mort

comme un retour dans le sein de ma mère.

J’attends la mort.

J’attends la vie.

23.

L’esprit n’est qu’un défaut de cette viande.

Je suis le fleuve

sans le droit d’aboutir à la mer.

Je suis la plante

sans graine et sans terreau.

Je suis la pierre

qui ne passera pas l’épreuve

de sa propre durée.

Je suis le doute et la philosophie

d’un sang qui n’est plus sang,

d’une peau qui se passe de peau.

Je suis l’atome et non la fête de l’atome.

L’esprit n’est qu’une erreur de cette pourriture

24.

Je reviendrai sous une forme différente

car je connais l’imaginaire.

Mon premier choix est simple :

je serai l’animal fabuleux,

koala, bébé phoque, okapi, oiseau-lyre,

comme en un doux miracle.

Ensuite je serai plus compliqué :

un érable qui part dans l’espace

par amour des comètes,

une statue

qui chaque nuit vient vider l’océan.

Mais je serai surtout abstrait :

un soupçon de bonheur, un poème à venir,

une musique aux cent parfums.

Accordez-moi quelques plaisirs posthumes.

25.

Je propose un contrat :

je meurs en fin d’après-midi,

si vous me promettez mille personnes

aux funérailles,

tous les drapeaux en berne

et un jour de congé dans les écoles.

Je veux aussi deux pages

dans le
Larousse,

une rue très passante à
Paris,

une place à
Marseille, à
Lyon, à
Moscou,

à
New
York, à
Pékin.

Je veux que mes poèmes

paraissent en dix langues :

d’abord le russe, ensuite le tamoul,

le japonais, l’arabe et le chinois.

Vous me garantissez d’être célèbre

en l’an 3000 ?

Ma mort est le marché du siècle.

26.

Je me lave à grande eau.

Je me rase de près.

Je me poudre le front.

Le coiffeur me fera quelques boucles.

Trop faible pour les mettre,

je tiendrai à la main ce haut-de-forme,

ces gants et ce monocle.

Ma chair est bien cirée,

et dans mon âme il n’y a pas un pli.

Je donne à mon dernier poème

une leçon de politesse

dans la terreur.

Je me prépare à recevoir avec respect

et savoir-faire le néant.

27.

Après toi, mon poème, notre cervelle sera froide, gigot de porc.

Après toi, mon poème,

notre amour sera plat,

baiser sans lèvre ni genou.

Après toi, mon poème,

tout sera prose, eau de vaisselle,

limace dans les yeux.

Après toi, mon poème,

il n’y aura plus rien : pas de poète,

pas de langage.

28.

Je ne sais qui a dérangé mes trois étoiles.

L’une oublie son travail :

la nuit n’est plus la nuit

et le jour ne revient que deux fois par semaine.

L’autre confond le songe et la réalité :

l’azur se troue comme une éponge,

et les chevaux cruels

dévorent les enfants.

La dernière, ce soir, refuse

de me dicter ma fable.

Je dois trouver ailleurs

des astres plus compréhensifs.

29.

Je me prenais pourtant pour leur monarque.

Ce matin, mes paupières

lâchent mes yeux comme des fruits malsains.

Ma lèvre abandonne ma bouche

pour une bouche plus chantante.

L’indiscipline règne

dans mon aorte ouverte à un sang étranger.

J’ai beau promettre à mes organes

un avenir meilleur,

ils se révoltent.

Je suis l’esclave de mon corps.

Octobre 1982.

Alain Bosquet

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