Legs du choc
Cri de naissance, bouche noire.
Néant ouvert à vif,
Ventre nourri, béant,
Sans pourriture :
Le ciel nocturne fait sauter ses crochets
—
Crisse,
Glissé entre deux immenses paupières
Abaissées.
Statue ensablée, sans miroir.
Sans nez,
Proue menaçante et qui déchire la terre,
Mon corps,
Avancé au sein du petit jour.
Jette ses mains tendues
Rames basculées
Au ras de l’horizon survolé
Bouche géante,
Molle fêlure,
Fissures du bloc de l’être,
Tête criante à l’éveil,
Présence massive
Gonflée comme une grenade
Du sang millénaire des notions
Lancée à perdre l’air
À l’entrée glaciale de la boucherie
II
Ministres aveugles, sur les sommets à l’écart,
Oubliés par les passants obnubilés,
Vous tramez le destin des solitaires.
C’est vous qui me parlez — du lieu
Où le soleil foudroie les égarés,
Des quais d’un port bloqué par la banquise.
C’est vous qui faites rayonner en moi
Plusieurs pays.
C’est vous qui me peuplez de solitudes
Fraternelles.
C’est vous qui entourez d’ouate
Ce cœur dont les cordes vont craquer
Sous votre haute surveillance
Dans un fracas de mâts brisés.
Nous nous sommes trompés plusieurs fois,
Vous et moi.
Vous avez annoncé des ailes
Immaculées,
Pointues et parfaites, dans le ciel bouché.
Elles ne sont pas venues.
Vous avez dit :
La douceur décrispera le visage des passantes
Et le hérissement électrique
De la foule miroitante continue.
Des animaux chargés de haine demeurent postés
Aux carrefours.
Vous avez été bafoués,
Mes dieux.
De la beauté de votre aura,
Ne reste qu’un poudroiement imperceptible
À la base de la fusée envolée.
Batailles perdues à la dérive,
Les soldats ont glissé dans le cafion du brouillard.
—
Disparues, mille armées étincelantes,
Le sol, à perte de vue, nu comme une lame de couteau.
III
Arme-toi.
Ménage tes lumières et ton sang.
Le soleil est un chien qui aboie sur ton seuil.
Arme-toi.
Ne sois pas orphelin de ta force.
Sans toi la terre ne serait pas si proche.
Ancre-toi dans le brasier mouvant des rocs.
Ne laisse pas la nuit s’infiltrer dans ton corps.
Tue le taureau têtu qui te provoque.
Etends-toi dans la mer.
Fais la nageoire et dors.
Demain la vie sera matière de l’espoir
Et tu feras du jour la charrue et le grain.
Mets le rêve et le monde au plus clair de ton cœur.
Amplifie notre pain.
Magnifie notre paix.
Ton éveil perpétuel élucide les vies.
Ton génie donne accès aux plus folles clartés.
Arme-toi. Éclaire et protège la liberté.
III
Monde, chaud couvercle soulevé,
Bouilloire du corps surpeuplé,
Mer animale,
Tu touches mes écueils, tu frôles mon secret,
Tu erres,
En toi je confonds mon nom, ma soif,
En toi mes volcans se désaltèrent,
Ton spectacle me masse
Et me maintient au bord du vide, vivant.
Lambeau haletant, balbutiant,
Cœur lâché sur les lèvres,
Gifles, insultes des feuilles dans ma fuite,
Poursuite continue dans les bois opaques,
La vase des étangs,
Poursuite éclairée çà et là
Par des yeux, par des cris
Au bout d’un purgatoire perpétué.
IV
Accroché à la vacuité du ventre
Sceau des puissances du contre-sang
Le marteau à cran d’arrêt
Suspend le mouvement mesuré de la tête
Une lampe supplémentaire
Manque à tout être qui tue À tout être qui perfore
Le casque assourdissant de la tête
Le chiffre de la clé toujours caché
Une main nue tâtonne sur le mur
Qui tait tout ce qu’il a vu
V
Cervelle nue
Idéale paillette
Scintillante dans le soleil
Toujours extirpée par la main exacte
De la mort
Jamais sauvée à l’air libre
Jamais baignée dans un bol propre
Sacrifiée
Sacrifiée au su des témoins impotents
VI
Haute manoeuvre calculée
Ministres obséquieux
Attentifs aux signes subversifs
Un détachement saccage le silence du sous-bois
Le doigt fusilleur dans le vent
Le coude empâté par la folie
Les hommes me font reculer dans le fourré
Basculé
Le dernier instant ralenti sous la neige
Basculé sur la mousse
Pendant la messe indistincte des arbres
Éjecté du fût vivant par un coup à bout portant
VII
La corde arrachée à la glotte
La vie encerclée dans les têtes
Toute la puissance d’une motte de germes
Captée à demi-mots entre deux murs de misère
Sous le ciel sillonné d’une lueur de phosphore
Le cri retenu de l’ami
Annonce la perte aiguë de l’épi
Bloqué dans la gorge
Saignée du soleil troué par le soir
Un cadavre prolifère sur la lande
Bruyère étrange et délaissée
Qu’on voit glisser de l’épaule du grand tertre
VIII
Groins !
hacals et dieux du rien
ictateurs de dérive !
rande barre noire du talion sur vos yeux :
lus de main plus de souffle plus de sang
écité sans voix
Espace inexploré des disparus
L’attention du forcené assassiné
N’éclaire plus la lanterne obsolète des passants
Une autre présence manque à tout vivant
Pour voir loin – hors de soi
Et compter un brasier de plus sous les branches de la terre
IX
Dans la cellule où tourne en vain la vie
Où la chaleur ne cesse d’assiéger la bouche
Où l’homme prête encore son souci
Au plus mince accident du monde
Dans la cellule où s’évertue la vie
Fièvre sortie de l’aorte comme une lave
Boucherie où l’homme mord son poing
Dans la cellule où le sang féconde
L’énergie de la chance fraternelle
L’homme sans miroir apprend la mort par cœur
X
Le malaise est en nous comme un ttou
En vain nous invoquons notre présence
La campagne a perdu le son de notre voix
Le cœur insensible et voilé aveugle le soleil
Nul homme ne lit les alphabets de la menace
Le ciel rauque arrache ses pétales jusqu’au sang
Pieds nus
Mains liées
Yeux bandés
Poussés vers le non-sens
La plaque incandescente
Où bouge l’armoirie vive du destin
Harnachés comme des chiens sur les pelisses du pôle
Sur tous les continents
Les hommes sont acculés à taire ce que chacun sent
Un nuage increvé maintient le doute en suspens
Il est trop tard pour égorger
Les sangliers qui ruent contre la porte
Tout est serein dans la tension blafarde de midi
Horrible pause
Où les bouchers se mirent dans leurs couteaux
Tous nos silences font rage
Leurs rafales
Etouffent tous les cris sous leur neige
Exilé
L’œil unique émerge du mur de la prison
Et cherche le foyer des tentacules
Aveugle point au centre de la voi
XI
Ceux de nulle concession !
Ceux de vigilance masquée !
Néfaste !
Vieux sentiment sanglant des gestes !
La rage aux gencives met le cœur aux arrêts !
Rivières du vide !
Vengeances aiguës, acides !
Votre hébétude irritée se perpétue, indémêlée,
Sous la coupe des coups bas !
Soleils mort-nés !
Le pain coupé par le bourreau n’est pas sauvé.
Levé au centre du sanglot le crime est clos
Et couronné — boue prolongée par la pourpre.
Cardinale venu !
Jamais immaculée !
Quand
Rougiras-tu, retournée comme un gant sur la paume,
Ouverte à l’or, rebelle à certaines poignées ?
Tous les hommes referment leurs éternels loquets.
Un fleuve engloutit les morts dans le son de ma voix.
Une armée m’attend à l’horizon, crucifiements
Aux
Golgothas quotidiens des soldats.
L’époque est lourde à porter sous les morts.
Épais nuages plombés, faisans dorés abattus
Dans les bois !
Matière aurorale des combats !
Du matin, personne ne relève les gardiens.
Le jour est déserté !
L’invasion sociale arrache
À la rue son masque de charité.
Chiennerie
D’un homme qui se détruit et crache sur la vie !
Chiennerie chamarrée sous l’écrasant plafond !
Profond écueil des muets !
Oubliettes maçonnées !
Souricière amère où ne m’inspire nul survivant !
Prisons !
Chancres !
Cancers des poumons !
Demain, la vie, à genoux, suppliera le poète
De crier son amour dans la cour de ses saboteurs.
Demain, la mort, privée de son dernier éclat
Aux yeux du cœur torturé, pourrira sous la loi.
Sans ombres futures, la vie interrogera la vie
Et répondra présente aux questions de la nuit.
Toute violence sera levée.
Toute erreur réveillée.
Tout homme sera la perle qui manque à la journée.
L’acte unique de chacun déclenchera la chance
Où l’instant sera roi et l’avenir son pouvoir.
Mais aujourd’hui les cimetières sont à vif
Et flétris par de splendides morts de forcerie.
Des fleurs étranges, fascinées, ont éclaté
Sous le ciel innocent qu’assombrit notre aveu.
Étincelles inquiétantes !
Courts-circuits répétés !
La panne menace partout, chaque jour est coûteux !
Dans l’obscurité, une vague, un plan, une assemblée
Font des trous parmi nous, sous de mortelles étoiles
Qui n’éclairent pas les tueurs, mais créent des fossoyeurs.
Nature abandonnée !
Tombeaux d’involontaires !
Avorteurs de destins !
J’accuse tous vos trafics !
La nuit créée par l’homme est un abîme en trop
Au bord duquel je crie que cesse le scandale.
Printemps 1954