Les destinées

Depuis le premier jour de la créatipn,

Les pieds lourds et puissants de chaque
Destinée

Pesaient sur chaque tête et sur toute action.

Chaque front se courbait et traçait sa journée.
Comme le font d’un bœuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.

Ces froids
Déités liaient le joug de plomb

Sur le crâne et les yeux des
Hommes leurs esclaves,

Tous errant sans étoile en un désert sans fond;

Levant avec effort leurs pieds chargés d’entraves.
Suivant le doigt d’airain dans le cercle fatal,
Le doigt des
Volontés inflexibles et graves.

Tristes
Divinités du monde
Oriental,
Femmes au voile blanc, immuables statues,
Elles nous écrasaient de leur poids colossal.

Comme un vol de vautours sur le sol abattues,
Dans un ordre éternel, toujours en nombre égal
Aux têtes des mortels sur la terre épandues,

Elles avaient posé leur ongle sans pitié
Sur les cheveux dressés des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l’homme humilié.

Un soir il arriva que l’antique planète
Secoua sa poussière. —
Il se fit un grand cri : «Le
Sauveur est venu, voici le jeune athlète;

«Il a le front sanglant et le côté meurtri,

Mais la
Fatalité meurt au pied du
Prophète,

La
Croix monte et s’étend sur nous comme un abri ! »

Avant l’heure où, jadis, ces choses arrivèrent,
Tout l’homme était courbé, le front pâle et flétri;
Quand ce cri fut jeté, tous ils se relevèrent.

Détachant les nœuds lourds du joug de plomb du
Sort,

Toutes les
Nations à la fois s’écrièrent:

«O
Seigneur! est-il vrai?
Le
Destin est-il mort?»

Et l’on vit remonter vers le ciel, par volée,
Les filles du
Destin, ouvrant avec effort
Leurs ongles qui pressaient nos races désolées ;

Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d’airain
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,

D’un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît au soir, vers l’horizon lointain,
D’un nuage orageux l’ascension paisible.


Un soupir de bonheur sortit du cœur humain.
La terre frissonna dans son orbite immense,
Comme un cheval frémit délivré de son frein.

Tous les astres émus restèrent en silence,
Attendant avec l’Homme, en la même stupeur,
Le suprême décret de la
Toute-Puissance,

Quand ces filles du
Ciel, retournant au
Seigneur,
Comme ayant retrouvé leurs régions natales,
Autour de
Jéhovah se rangèrent en chœur

D’un mouvement pareil levant leurs mains fatales,
Puis chantant d’une voix leur hymne de douleur
Et baissant à la fois leurs fronts calmes et pâles :

«Nous venons demander la
Loi de l’avenir.
Nous sommes,
O
Seigneur, les froides
Destinées
Dont l’antique pouvoir ne devait point faillir.

«Nous roulions sous nos doigts les jours et les années.
Devons-nous vivre encore ou devons-nous finir,
Des
Puissances du ciel, nous, les fortes aînées?

«
Vous détruisez d’un coup le grand piège du
Sort
Où tombaient tour à tour les races consternées :
Faut-il combler la fosse et briser le ressort ?

«
Ne mènerons-nous plus ce troupeau faible et morne,
Ces hommes d’un moment, ces condamnés à mort
Jusqu’au bout du chemin dont nous posions la borne?

«
Le moule de la vie était creusé par nous.
Toutes les
Passions y répandaient leur lave,
Et les événements venaient s’y fondre tous.

«Sur les tables d’airain où notre loi se grave.

Vous effacez le nom de la
FATALITÉ,

Vous déliez les pieds de l’Homme notre esclave.

«Qui va porter le poids dont s’est épouvanté
Tout ce qui fut créé? ce poids sur la pensée.
Dont le nom est en bas :
RESPONSABILITÉ?»

Il se fit un silence et la
Terre affaissée
S’arrêta comme fait la barque sans rameurs
Sur les flots orageux, dans la nuit balancée.

Une voix descendit, venant de ces hauteurs

Où s’engendrent sans fin les mondes dans l’espace;

Cette voix, de la
Terre emplit les profondeurs:

«
Retournez en mon nom.
Reines, je suis la
Grâce.
L’Homme sera toujours un nageur incertain
Dans les ondes du temps qui se .mesure et passe.

«Vous toucherez son front, ô filles du
Destin.
Son bras ouvrira l’eau, qu’elle soit haute ou basse.
Voulant trouver sa place et deviner sa fin.

«Il sera plus heureux, se croyant maître et libre.
En luttant contre vous dans un combat mauvais
Où moi seule, d’en haut, je tiendrai l’équilibre.

«
De moi naîtra son souffle et sa force à jamais.
Son mérite est le mien, sa loi perpétuelle :
Faire ce que je veux pour venir où
JE
SAIS. »

Et le chœur descendit vers sa proie éternelle

Afin d’y ressaisir sa domination

Sur la race timide, incomplète et rebelle.

On entendit venir la sombre
Légion

Et retomber les pieds des femmes inflexibles,

Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.

Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles;
Mais plus forte à présent, dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces
Esprits impassibles.

Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel,
La
Volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.

Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,

Leur doigt rude et fatal se pose devant nous

Et, d’un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.

Oh ! dans quel désespoir nous sommes encor tous !

Vous avez élargi le
COLLIER qui nous lie,

Mais qui donc tient la chaîne? —
Ah !
Dieu juste, est-ce vous?

Arbitre libre et fier des actes de sa vie.

Si notre cœur s’entr’ouvre au parfum des vertus,

S’il s’embrase à l’amour, s’il s’élève au génie,

Que l’ombre des
Destins,
Seigneur, n’oppose plus
A nos belles ardeurs une immuable entrave,
A nos efforts sans fin des coups inattendus !

O sujet d’épouvante à troubler le plus brave !
Question sans réponse où vos
Saints se sont tus !
O
Mystère ! ô tourment de l’âme forte et grave !

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Alfred de Vigny Apprenti Poète

Par Alfred de Vigny

Alfred Victor de Vigny, ou comte de Vigny, né le 27 mars 1797 à Loches et mort le 17 septembre 1863 à Paris 8ᵉ, est un écrivain, romancier, dramaturge et poète français. Figure influente du romantisme, il écrit parallèlement à une carrière militaire entamée en 1814 et publie ses premiers poèmes en 1822.

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Langage cuit – I

Cependant que tu suis le lièvre par la plaine