L’aigle
Le soleil était pâle ; une mer ondoyante
Enflait à gros flocons son écume bruyante
Et se brisait contre un rocher ;
Une île, au sein des flots, s’élevait en silence
Et sur ses bords déserts, d’où le vautour s’élance
Glissait la barque du nocher ;
Alors on vit, au loin, se dessiner dans l’ombre,
Au milieu de l’orage, une figure sombre,
Avec deux éclairs dans les yeux ;
Ses cheveux hérissés flottaient sur la colline,
Et l’aquilon sifflant sur son front qui s’incline,
S’en allait plus fier dans les cieux.
Il rêvait… quand soudain, avec un grand bruit d’aile,
Trahi par ses efforts en son vol infidèle,
Tombe à terre un aigle blessé :
Il pousse un cri plaintif ; et son aile tremblante,
Laissant sur la poussière une empreinte sanglante,
Soulevait son corps épuisé.
Battu par la tempête et blessé par la foudre,
Sur ces monts escarpés et ces rochers en poudre
II venait chercher un tombeau.
Ou bien, du haut des cieux reconnaissant son maître
Comme linceul funèbre, il réclamait peut-être
De sa pourpre au moins un lambeau.
Et le Destin sourit, en voyant ces victimes
Qui du monde et du ciel n’avaient touché les cimes,
Que pour mieux tomber et souffrir ;
Ces deux rois détrônés au déclin de leur âge,
Qui sur le même roc jetés par un orage,
Ensemble étaient venus mourir.
Napoléon plaignit cette chute fatale ;
Et sur l’oiseau sanglant passant sa main royale,
Il y laissa tomber des pleurs ;
Car il n’avait pas vu jusque-là, dans l’histoire,
Rien qui lui ressemblât, rien d’égal à sa gloire,
Rien de pareil à ses douleurs !
Mais dans l’aigle orgueilleux tombé loin de son aire,
Qui monta jusqu’aux cieux pour trouver le tonnerre
Il a reconnu son destin ;
Lui, convive chassé des royales orgies.
Qui laissa des corps morts et des plaines rougies
Comme les restes du festin.
Les rois avaient rogné sa serre menaçante,
Coupé son aile fauve, et d’une main puissante
Emprisonné son noble essor ;
Aussi, sur l’aigle altier levant un œil farouche
Il rêva : puis ces mots sortirent de sa bouche :
« — Salut, compagnon de mon sort !
Chaque religion, déposant la tiare,
Baisait les pieds poudreux de moi Corse barbare ;
Je croyais avoir dompté Dieu ;
Je croyais : — quand soudain de ce faîte sublime
Comme un ange maudit qui roula dans l’abîme
Je me réveillai dans ce lieu !
Aigle, dans l’horizon, peut-être que ton aile
Reprendra son essor ; mais ma gloire éternelle
Ne revivra jamais pour moi !
Pourtant, si je pouvais, comme un pâle fantôme
Apparaissant, la nuit, dans mon ancien royaume,
L’éveiller au son du beffroi ;
Si mon souffle, ouragan qui la terre enveloppe,
Balayait, en courant, les trônes de l’Europe ;
Si ces monarques tant vantés,
Qui dorment sur la pourpre un sommeil adultère,
Sentaient à leur réveil notre pied militaire
Fouler leurs fronts épouvantés ;
Si jamais… » Mais déjà la nuit devint plus sombre.
On entendit de loin, près des flots et dans l’ombre,
Retentir la voix du geôlier.
L’empereur se leva : la main sur son front pâle,
Il s’avança muet : et la porte fatale
Retomba sur son prisonnier.