A François-René de Chateaubriand
Oui, si dans mes beaux jours, comme aujourd’hui, poète,
Vous m’étiez apparu, mains jointes devant vous,
Vous alors, à mes yeux, ange, saint ou prophète,
J’aurais courbé la tête
Et fléchi les genoux.
Hélas ! à chaque pas nous sentons sur sa route,
De ses jeunes respects le cœur se délier,
L’oreille est moins flexible à la voix qu’elle écoule,
Et le genou, sans doute,
Moins facile à plier.
Las de voir insulter le nom qu’on déifie,
Las de trouver le mal où l’on cherchait le bien,
Plus tard l’esprit dédaigne, et l’âme se défie :
Triste philosophie,
Qui prend et ne rend rien !
Dès lors, pauvres esquifs, mis à sec sur la grève,
Nous n’avons, engourdis dans un pesant sommeil,
Ni vent pour nous bercer, ni flot qui nous soulève :
Tout a fui comme un rêve
Qu’efface le soleil !
Heureux qui goûte alors l’extase où tu nous plonges,
Belle Muse, art plus doux que la réalité !
Ne trouvant ici-bas de vrai que tes mensonges,
J’ai gardé de mes songes
La foi dans ta beauté.
Oh ! que je crois encore ! quand l’humaine pensée,
D’un éternel espoir, éternel monument,
Dans la forme savante, habilement pressée,
Y reluit enchâssée
Comme un pur diamant !
Oh ! que j’écoute encore ! quand l’aveugle du Tage,
Au branle égal du rythme, en rêvant entraîné,
Devise en mots si doux de son doux esclavage,
Et chante son servage
Par la voix de René !
Oh ! que j’admire encore ! quand la reine et la mère
De nos muses, essaim de sa ruche envolé,
Par la terre et les deux suit sa belle chimère,
Du pas des dieux d’Homère
Qu’elle a seule égalé !
Alors mes mains encore se joignent, et ma tête
S’incline pour saisir jusques aux moindres sons,
Et mon genou se ploie à demi, quand je prête,
Enchantée et muette,
L’oreille à ses leçons !