La passion
De force, au chemin qui nous coule,
Pourquoi, Seigneur, nous pousser tous ?
Si le Christ a fraye la route,
Il savait ! Et que savons-nous ?
Il souffrait pour sauver le monde,
Pour laver la tache profonde
De péchés longtemps amassés !
Mais traîner, victime inutile,
De ses douleurs le faix stérile !…
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Cependant l’amitié sommeille ;
L’âme triste jusqu’à la mort,
Dans sa nuit d’angoisse et de veille,
Pressent la crise de son sort.
Brisés dans cette lutte étrange,
Il nous faudrait la main d’un ange
Pour essuyer nos fronts glacés ;
Ne prolongez pas le supplice,
Détournez de nous ce calice :
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Va incluent notre voix supplie,
Soit qu’on l’ait ou non accepté,
Il faut boire jusqu’à la lie,
Car telle est votre volonté ;
Mais laissez-nous la solitude ;
Ne rendez pas la multitude
Témoin de tant de pleurs versés,
Ou si quelque traître la guide,
Sauvez-nous du baiser perfide !…
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Paix ! Fils de l’homme, voici l’heure
Où, vendu pour quelques deniers,
Pas un ami ne te demeure :
Les plus chers ont fui les premiers !
Quand ceux qui nous aiment trahissent,
Que feront ceux qui nous haïssent ?
Des cris de mort qu’ils ont poussés
Le juge se fait le complice !…
L’abandon, l’oubli, l’injustice !…
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Devant moi s’ils courbent la tête,
Leur feint respect est un affront ;
De la couronne qu’ils m’ont faite
L’épine ensanglante mon front ;
Mon sceptre est un sceptre illusoire,
C’est une pourpre dérisoire
Qui couvre mes membres blessés ;
Que celte royale ironie,
Plaise à vous, soit bientôt finie !…
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Seigneur, jusqu’au lieu de torture
Faut-il encore traîner sa croix ?
Elle est trop pesante et trop dure,
Mon corps succombe sous le poids.
Hélas ! Nulle main charitable,
Aux plis du voile secourable
Ne garde mes traits effacés ;
Grâce, au moins, du calvaire infâme !
La honte est de trop pour mon âme :
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !
Mais déjà ma lèvre altérée
A bu le vinaigre et le fiel ;
La lumière s’est retirée
Quand mes yeux ont cherché le ciel ;
Au sort, mes vêtements se tirent,
Des clous aigus qui les déchirent
Mes pieds et mes mains sont percés ;
Du coup de lance mon flanc saigne ;
Que faut-il encore que je craigne ?…
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !