L’orage
L’éclair luit, le tonnerre gronde !
Le voile d’une nuit profonde
S’étend sur la face des cieux.
D’où vient qu’en mon âme oppressée
S’agite l’image effacée
De jours déjà loin de nies yeux ?
Ces jours, où la terre natale
Aux mains d’une ligue fatale
Livrait ses foyers envahis,
Où la gloire, en fuyant nos armes,
Vit couler mes premières larmes
Sur les malheurs de mon pays !
Où des combats l’écho sonore,
De la peine endormie encore
Hâta le funeste réveil ;
Où, peuplant mes tranquilles rêves,
Des fantômes armés de glaives
Troublèrent mon jeune sommeil.
Je croyais voir, des toits en flammes,
S’enfuir les enfants et les femmes,
Les époux tomber sous le fer,
Et, penchée au bord de ma couche,
Plus d’une fois d’un cri farouche
Je crus entendre frémir l’air.
Cependant mon âme alarmée
Voyait encore l’Europe armée
Prête à reculer devant nous :
Unique vœu, grâce dernière,
Que ma confiante prière,
Du Ciel attendait à genoux.
Peut-être ainsi durant l’orage
La simple fille du village
Allume le cierge sacré ;
Et sa foi naïve et profonde
Oppose à la foudre qui gronde
L’eau sainte et le buis consacré.
Mais l’orage dans sa furie
Redouble ! Et j’ai vu ma patrie
Plier enfin son front puissant ;
Un jour j’entendis à nos portes
Le pas des lointaines cohortes
Sur le pavé retentissant.
Et moi, près du foyer penchée,
La tête dans mes mains cachée
Fuyant même des yeux amis,
J’essayais, dans ma triste veille,
De dérober à mon oreille
Le bruit des tambours ennemis !
Ainsi de ces jours d’épouvante
Dans mon sein l’image est vivante,
Rien encore ne l’a pu bannir ;
Et de mes plus belles années
Les heures les plus fortunées
Ont glissé de mon souvenir.
La joie est une fleur légère ;
Du présent l’aile passagère
La fait naître et la voit mourir ;
Mais une blessure guérie
Au souffle du temps qui varie,
Parfois nous fait encore souffrir.
De nos plaisirs les ans avides
N’épargnent sous leurs pieds rapides
Que les vestiges des douleurs,
Nos traits où le rire s’efface,
Longtemps hélas gardent la trace
Qu’en passant y creusent les pleurs !