Ce pourrait etre une épopée

André Velter
par André Velter
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1

L’horizon comme un aimant,

soleil sur les épaules —

la main dans la crinière de mon cheval.

Sables, poussières, buées sèches,

les oasis sont à peine espérées.

2

Azur-refuge, azur-impatience.

Au cœur d’une syncope bleue.

3

La mémoire a trouvé sa voix.

La mémoire telle qu’en elle-même, mystérieuse

exilée plus vaste que l’exil

avec son royaume de légendes et de pluies.

D’où monte cette rumeur?

Le vent brûle mais ce n’est pas lui

qui porte le chant des morts.

Rien ne fait corps entre les pierres levées,

la fournaise enterre sa bouche de cendre,

j’entends ce qui sourd des sabots jusqu’au ventre,

ce qui secoue les muscles et les os.

J’aime les récits de la terre.

4

Sang-silex,

guet-apens jadis

sur quel méridien de silice?

Il est des piétinements, des traces,

des trous d’air dans l’histoire,

tout un charroi d’échos

avec beauté de quartz, feldspath, solfatare,

obsidienne traquée du volcan qui ne dort,

avec beauté perdue, pétrie avant la flamme –

divine fardée de boue.

5

Je passe l’enclos des trépassés,

longe la
Tour du
Silence,

approche d’un bûcher.

Sur quel présent faut-il passer?

Qui vient de s’allonger sous terre,

qui a choisi le feu, les chacals, les vautours?

Tout, soudain, prend ce goût mêlé

d’absolu et de parodie,

de grandeur et de fantaisie

qui est de ferveur, de fièvre

quand le cœur au bord des lèvres

on ne sait plus que mordre ou rire.

L’univers a ouvert une invisible porte.

Les ombres sont très petites.

Le ciel monte à la tête.

Je passe de désert en désert.

Il n’y a plus d’escorte.

Ce pourrait être une épopée.

J’ai aux oreilles une chanson morte.

Jamais la vie ne m’a semblé si vaste, si cruelle et si gaie.

6

Trois cavaliers ont dévalé la montagne les poches pleines de lapis-lazuli.
Près du sommet les veines bleues sont sous la garde des militaires.


On a rampé toute la nuit.


On leur est passé dans le dos.


On a creusé avec nos dagues.

Ils sont descendus d’un seul souffle,

ivres déjà du chant à naître,

galopent vers le col du
Vieux
Fou

la cravache entre les dents.

C’est déjà le vrai refrain

des pierres d’azur en contrebande.

7

Debout sur les étriers couronné de poussière — hors d’atteinte.

8

Quelle soif sans remède nous accompagne!

La source n’y est pour rien

ni le vin s’il en reste dans les fontes.

Cela ne saurait se boire

qui nous jette sur les sentiers vides.

J’ai vu le lieu et son génie,

connu l’heure où la grand-voile se déchire,

espace et temps anéantis.

où l’on ne garde du navire

autre présence que du vent.

J’ai vu cet absent sur la grève,

connu son sillage, son haleine —

la soif est entrée dans mes yeux.

Je fais corps avec la peau du monde.

J’en appelle à sa blessure.

J’y trouve le bois de mon âme en écharde.

Je ne rêve pas le désir qui me rêve.

9

Sous la tente noire —

du thé brûlant, du yaourt, des mouches.


Tu ne voudrais pas de cette chienne de vie!


Qui sait?

— Égorger un mouton de tes mains?


Peut-être.


Des femmes, des enfants, des molosses?


Peut-être.


Disparaître à trente-trois ans?


Peut-être.


Croire qu’il n’est qu’un seul
Dieu?

La nuit entoure la tente noire.

Une bourrasque a soufflé les torches.

C’est à qui toussera le plus fort.

Les mouches se calment jusqu’au lever du jour.

10

Il manque toujours une réponse dans la bouche de l’étranger qui voit une île sur terre.

On dirait un rôdeur de désert

sans tribu ni troupeau —

pas même un déserteur, mais un vaguant

qui cherche ce qui se cherche

au-delà, ailleurs, plus loin,

d’un seul mouvement pétrit l’espace

avec de la neige et de l’ombre,

du sang et de l’essoufflement,

des éclairs de ravine, un battement d’aile,

une mélopée, un bond d’ibex, un nuage blanc,

des miettes de pain dur,

tout ce qui pourrait contenter

les temps morts sous les tempes.

D’un seul mouvement.

D’un seul mouvement sans fin

où se lient les départs aux départs,

le feu à sa brûlure, le désir à sa perte,

l’espoir au désespoir ou l’espoir au néant.

D’un seul mouvement.

D’un seul mouvement au bout de soi.

D’un seul mouvement, et qui dure.

11

Le moissonneur fauche le vent.

Le semeur se disperse.

On oublie les récoltes.

On accueille la tempête en riant.

Le chaman monte sur son tambour.

Le cœur de l’univers est une forge.

Le rythme qui bat semble une buée d’or.

12

Celui-là veut tenir son souffle du soleil.

13

Torrents de pierres où boitent les chevaux, nous portons les sacs, les fusils.

14

Jusqu’au glacier, des éboulis —

les mains saignent sur les ardoises

qui craquent à chaque pas.

Nous grelottons sous nos châles.

Nous sommes fiers de ce jeu

qui n’en vaut pas la chandelle

et avançons à tâtons si près du vide.


La sainteté n’est pas dans nos principes.


Nous n’irions pas marcher sur les eaux.


Une bauge glacée nous suffit.


Elle se tient entre ciel et nuit.

Les nomades nous voient revenir comme des spectres.

Ils préparent un dîner de fête.

On se demande en l’honneur de qui.

15

Après les danses, l’oracle a vacillé.

Longtemps il a vacillé

comme un aigle aux ailes nouées,

vacillé d’impossible envol,

rétrécissant le cercle de son élan

jusqu’à trembler sur lui-même,

se tendre sur lui-même,

se tordre sur lui-même

un peu de bave aux lèvres

et le corps si creusé qu’il porte

son squelette sur la peau.

Il siffle d’un sifflement sourd.

Les syllabes ne sont que salive.

Le premier mot est un geste

orienté à l’Orient

qui dit que ça viendra de l’Est.

Lumière.
Menace.
Invasion.

La bouche expulse un dieu sanglant.

Malédiction, massacre,

désolation sur les monts désolés,

ignominie, ravage, sacrilège,

torture aux esprits torturés.

Les bergers n’ont plus foi en l’oracle.

Ils méprisent sa prophétie folle.

-Nos ennemis sont au
Couchant!

Tous regrettent d’avoir prêté l’oreille

à des vaticinations d’un autre âge.


Il n’est de
Dieu que
Dieu !

Le médium est laissé à sa petite apocalypse,

crache ce qui l’exténue,

s’arc-boute au verbe qui l’ensevelit.

On ne l’écoute plus.

Il sort de transe sous les injures.

N’importe, il rit comme un idiot.

Il est le seul qui n’ait rien retenu.

16

Je m’allonge dans un sac

les yeux ouverts sous la pleine lune.

Le silence est sans fond —

doux, très doux abîme

où vogue un océan de marbre.

Aucune peur en ce tombeau.

On y couche un songe plus réel que le jour.

17

Combien de saisons encore

à contempler la merveille

d’une nuit de
Haute-Asie?

Notre haleine monte jusqu’aux étoiles.

L’horizon nous vient aux épaules.

Il n’y a ni sommeil ni insomnie

mais une évidence du regard et du souffle.

Le monde se pense dans un écart funeste,

le monde s’impose dans un état second.

Nous sommes par la grâce d’un ciel stérile,

par la grâce d’une montagne ravinée

au plus près d’une joie première.

Nos doigts caressent la terre.

Un tambour inconnu bat contre notre nuque.

Combien de saisons encore à tenir si haut

notre chance commune, nos destins mêlés?

Combien de saisons à fuir coûte que coûte

ce qui garde pouvoir sur nous?

18


Au passage d’un col ne fais pas de vœu.


Découvre la bascule de l’espace.


Répare un muret de pierres sèches.


N’allume pas de grand feu.


Laisse un peu de bois et des allumettes.

19

Pourquoi me revient sur ce versant vide l’envol d’un poème de
Han-shan? // pousse son cheval par la ville ruinée, par la ville ruinée qui tant le bouleverse…
Pourquoi dans les traces éboulées où je suis

très au-dessus des vallées et des terrasses d’orge,

pourquoi ce contre-chant des hommes?

Il pousse son cheval par la ville ruinée…

Ici nulle menace pourtant, aucune alarme,

un ordre naturel comme s’il existait

une raison sublime —

équilibre parfait de solitude et silence.

Alors pourquoi ce murmure qui entête,

ce remords sans objet?

Il pousse son cheval par la ville ruinée,

il pousse son cheval dans la cité morte,

il pousse son cheval et sa destinée

qui vit du secret d’une saison morte…

20

Les bergers sont partis avant l’aube.
Le soleil les rattrape à mi-pente et le troupeau ralentit l’allure.
Le givre fond vite sur les cailloux.
Il n’y a déjà plus qu’un peu de rosée dans les buissons d’épines.

21

Ce matin je veux chanter la soif,

le mirage intérieur de la soif,

son approche vacillante.

C’est un chant qui ne se chante pas,

qui ne passe pas les lèvres blanches

des pèlerins, des voyageurs, des fils du désir.

On l’entend sur le tempo d’une marche forcée,

on le sent qui creuse la gorge

et tous les creux du corps.

Il est moins qu’une plainte, moins qu’une

radement de sciure, il lèche sa sueur.

Acht wâa l’âme à couteau,

acht wâa l’ogre à l’os

et dents, dents,

dents où je mords,

acht wâa danse et dépouille,

va, va, wâaaaah, ce chien

tire ma langue,

bois mes bribes, acht wâa

au bout du jour…

C’est un chant qui ne se chante pas.

La soif ronge les sons, les mots

jusqu’à la trame de l’air.

Tout sert de goutte à goutte,

d’écorce pressée

sans autre sens que d avancer

vers un sablier d’orage.

Achta no là,

rien non que l’arc,

dessous la braise

ombre descend,

achta si folle

à corde noire

que non pourra

même dément,

achta no va

l’âme à couteau

toujours plus neuve

et l’ogre à l’os,

achta no wâaaaah…

C’est un chant qui se chante

au dévers de la voix.

22

Soudain on se surprend

à chevaucher en lisière,

à devenir comme une ombre portée.

Soleil te jette ses poignards.

Stupeur est un paysage.

Les rênes flottent dans la main.

Il a suffi de l’écho d’un nom,

d’un refrain très doux,

d’un visage passé au tamis du monde

pour abolir ce qui serait le monde.

Que reste-t-il de ton défi

qui se défait en d’autres noces?

Tu troues un voile immense,

buée torride par-dessus la poussière,

vapeur de cendre et de craie.

À chaque instant À chaque instant
A chaque instant

métamorphose!

aveuglement!

délivrance!
Tu es dans l’onde sèche d’une lumière sans âge et sans fin, colporteur qui ne porte plus que la magie de l’heure où tu es.
Ce qui te rêve, ce qui te crée.

23

Caresses désenfouies.
Senteur de soufre.
Goût d’une mangue dure.
Image d’un vieux sorcier près du fourrage qui flambe.
Voix de la
Dame sans mercy dans le raga du plein midi.

Contre la selle de bois avoir le sexe raide.

Je dévale le haut -corps de la terre.

25

Il est un accès équestre à l’extase.

26

Dans le village après le col

une fillette court follement

des faucilles plein les bras.

Ce sont les outils de la vallée,

lames courbes et dentelées

qui se forgent comme aux premiers temps

pour scier l’orge, le millet, le blé maigre.

Où va la fille en pleurant?

Les femmes moissonnent à croupetons dans les champs.

Les hommes sommeillent autour d’un narguilé.


Ne dis rien, je t’entends penser.


Ne dis rien, ils vont nous vendre de la luzerne.


Ne dis rien, ce serait insensé.
L’enfant qui s’enfuit à toutes jambes est aujourd’hui le seul désordre visible.

27

Pas de halte aux murs des sédentaires -retour à l’étendue nomade.
L’âne de la caravane en pisse de dépit, brait sur ses désirs d’ânesse, de litière,

refuse désespérément d’avancer.
On le pousse, on le tire, on le bat, on lui met une torche de foin sous la queue : il s’élance aussi furieux que revanchard secouant le kérosène, secouant les casseroles.
On sent qu’il en a pour deux rôles — serviteur, souffre-douleur — même s’il n’en veut tenir aucun.

28

Les soldats gardent un lac transparent.

Trésor où les truites sont naïves

et se jettent cinquante au seul hameçon.


Le point d’eau est-il stratégique?
L’officier se contente de sourire.


Combien sont-ils à manœuvrer en rond?


Rien que des gamins qui suent sous le casque.
Frontière à six jours de marche.

Frontière entre personne et personne.
Frontière de la folie des cartes.

29

Les glaciers nous rattrapent,

leurs torrents déboulent de partout.

C’est à la grâce du cheval

avec des remous jusqu’au ventre.

Les sabots cherchent en dessous

le roc sans traîtrise.

On devine l’éclair au ras des fers

en ne voyant que de l’écume.

Vacarme contre le poitrail et les flancs,

frémissement bloqué aux genoux,

renés très courts, bave sur le mors, oreilles dressées (la croupe a quasi chaviré) tension d’échiné avant la rive, le flot lâche les étriers…
On émerge au ralenti sur cette grève transitoire qui dérive parmi les saules.
Le cheval donne de l’encolure.
Il veut en finir au plus tôt.
Il prend le courant au galop.
La rivière aux cent bras s’apaise, devient murmure sur les graviers, miroir où vont les cavaliers à la veille de se quitter.

30

Ensemble nous sommes sortis des solitudes.

Dans un carnet ne restent que les noms

des sept borkach d’Hazrat
Saïd —

Azamat fils de
Moumin
Shah,

Achour
Mahmad fils de
Radjab
Mahmad,

Mahmad
Ebrahim fils de
Shaïkh
Ahmad,

Charif fils de
Saïfbddine,

Abdoul
Choukour fils d’Abdoul
Rahman,

Wali fils de
Mir
Gol,

Moussa fils de
Mahmad
Charif.

L’arrivée est au seuil de l’oubli.

Une route défoncée efface

l’antique sentier de
Marco
Polo.

Les borkach ont poussé de grands cris,

levé des gerbes d’eau par-dessus leurs turbans —

six vont à cheval et
Charif les maudit à la traîne sur son âne.

31

De quelle absence sommes-nous comptables?

De quelle sujétion?

On a déjà le marché en main.

Le camion martyrise ses vitesses.

Rien ni personne pour exhorter.

32

Poussière tourne le dos à la poussière

et les oiseaux du très vaste ciel

sont pris dans un vent de sable.

Les yeux brûlent comme jamais les larmes.

Résistent nos légendes, résistent les traces.

J’aime les récits de la terre.

André Velter

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