La place du sage
Quand il entre en gare de Bénarès, le Dun Express n’a que trente minutes de retard. Sur les plates-formes de la motrice s’agrippent des groupes de resquilleurs couverts de poussière. Ils sont plus à l’aise que les passagers de seconde classe, entassés jusqu’à l’étouffement derrière les barreaux des fenêtres, piétinant valises, baluchons, paniers, malles, caisses et sacs.
L’unique wagon de première n’est pas moins déglingué, son privilège est ailleurs : on y respire, on y bouge bras et jambes, même si chaque place compte deux ou trois occupants. Un seul compartiment se trouve réglementairement peuplé, ce qui le fait paraître vide. Près de la fenêtre se tient un vénérable vieillard, avec cet admirable visage hors du temps qui caractérise les sages des grandes traditions. Sa robe, pour cette vie, l’apparente à la spiritualité hindoue. Un disciple l’aide à se lever, plie le tapis sur lequel il était assis. Tous deux quittent le train et passent comme au travers du tumulte et de l’encombrement sans qu’un mouvement de dévotion ait moindrement suspendu l’agitation de la foule.
Le sage parti, le compartiment est pris d’assaut. Il y a là deux solides gaillards du Garwal qui doivent être à bord depuis le départ de Dehra Dun; une demi-douzaine de petits fonctionnaires, surexcités après les heures de somnolence du bureau, qui s’interpellent d’une banquette à l’autre comme s’ils campaient sur les rives opposées d’un fleuve; un Bengali pourvu d’une casquette à rabats; un homme très docte assis en tailleur entre deux valises sur la couchette du haut; un individu glabre qui tousse frénétiquement dans son mouchoir; enfin, près de la fenêtre, à la place qu’occupait seul le sage, un homme fluet, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une redingote grise, et sa fille, merveilleusement jolie.
À peine le convoi s’ébranle-t-il que les scribes commencent une fougueuse partie de cartes. Le Bengali prend langue avec l’homme de la couchette, c’est-à-dire qu’il donne libre cours à son anglais pimpant et que l’autre se contente d’un signe de tête quand il sent son interlocuteur sur le point de faiblir. Le malade s’écorche la gorge. Les marchands du Garwal se taisent. La fille contemple son père, qui, le regard vague, esquisse de légers gestes des mains, et chante.
Les roues martèlent les rails, les wagons tanguent comme par forte houle, les joueurs s’invectivent, le Bengali pépille, le moribond s’époumone, et lui, il chante doucement, très doucement, le très long alap d’une lointaine mélodie. Il chante dans ce train d’enfer, pour quels dieux évanouis, pour quelles oreilles de sable, pour quels coeurs décimés? Il n’y a que sa fille qui l’écoute des yeux, et lui, il chante sans entendre son chant, absent au bruit comme le sage était absent à la foule.
Une heure avant Gayâ, il est descendu dans une gare déserte, sous l’éclat vif de la lune.