Le temps du blasphème
1
Hors du présent pas de réalité
alors même que le présent est
une ombre en plein midi qui s’efface pas à pas.
Que dire du passé qui n’est
que l’image décalée de ce qui a si peu été?
Songe d’un songe qui prétend tracer la voie
et parfois
faire la loi
et parfois
semer des frontières
dresser des potences
allumer des bûchers.
Ce passé-là est un fossile qui tue.
Il est aux ordres.
En son nom prolifèrent les bourreaux et les prêtres
les exégètes et les censeurs.
En son nom s’imposent la norme et les racines
le suif des certitudes
la haine de l’inconnu.
Mais il est un autre passé
qui garde son aimantation d’horizon troué
sa force d’appel à n’être
jamais tout à fait là où soi-même l’on s’attend
jamais tout à fait là où quiconque nous attend.
2
Le retour dans le temps est toujours un détour
qui mène sensiblement au-delà.
Nous sommes sortis du cercle.
Place à l’ellipse à défaut de l’éclipsé.
Les traces pourtant se découvrent d’autres territoires
loin des mausolées ou des sables.
Des territoires qui ne s’effacent pas facilement
tant ils existent peu.
Quand il se fait un sang d’encre, le sang
disparaît mot à mot sous les ratures.
La souffrance ou l’amour déchirent des nuages de papier
et cela crie de douleur ou de joie
sur l’autre versant de la réalité.
Il y a comme une absence mise au présent
dans ce que nous cherchons
et qui parle de violence et de deuil
et qui parle d’une plage noire avec tout l’océan
sur le fil étroit, aiguisé, d’un reflet de lune
et qui parle d’un vide si vif qu’il écorche le cœur.
3
Je sais : la poésie est fille du sacré.
Mais fille de mauvaise vie
qui met en toute chose la transcendance
et le chant :
dans les pierres ou le vent
Dieu, les anges ou
Satan
l’herbe, le marbre, l’amour
la débauche ou la nuit.
La poésie
requiert l’ombre, la révolte le secret murmuré et la profanation pour n’être jamais absolument profane.
Ce n’est qu’à la mesure du blasphème que s’éveille l’illusion de la divinité.
4
A coups de marteau
à coups de poing
avec des caresses ou des rires
avec l’orage ou l’eau des rêves,
la parole affleure
affronte
pousse au crime et au cri
dévoile le seuil de turbulence des corps
et l’âme violente de qui se tait
sous le plomb gris du ciel.
Maudit soit l’intangible
maudit le dogme et ses gnomes égrotants
maudit l’héritage cloué à même la peau
à même la voix
et maudite soit la malédiction!
5
Il n’est pas de droit au blasphème
comme il n’est pas de droit à la beauté
ni de droit à l’amour.
Le collectif, le grégaire, n’ont pas leurs mots à dire
ils n’ont que sentence à imposer
que silence à ordonner.
La tribu vit de réflexes et de peurs encensées
de rapines et de rites,
c’est une machine qui perpétue ou qui tue.
Son langage exerce un droit de suite
qui a goût de soumission.
Le poète n’invente les mots de la tribu
que contre elle et ses chefs
ses rhéteurs et ses juges.
Le poète parle d’une blessure
qui ruine les cités, les systèmes et les pactes,
parle d’une blessure qui fait battre
les tempes d’un autre monde —
de l’anti-monde où ne se risquent
que les âmes singulières.
Écoutez c’était hier
cela semble encore inaccessible au-devant de nous,
un homme arrachait le nerf de ses oracles
calcinait le cancer du fondement des siècles
les désirs du désir
la racine de toute idée
l’arrimage de l’être au corps,
un homme vaticinait comme on se suicide
un homme transmué en verbe, en désastre
en verbe du vertige seul
qui puisse en finir avec le jugement de
Dieu.
6
En finir à l’infini
avec le jugement des croix
le jugement des képis des turbans le jugement des ayants droit.
et des toges
J’aime celui qui passe son chemin avec aux yeux l’aimant de la lumière et en chaque atome de son corps le foudroiement premier de son amour.
Le poète n’a pas à être pleinement
de son temps, non plus que d’ici.
La tyrannie du lieu met des prisons en tête.
Ceci est à moi qui fut à mon père
et aux pères de mes pères ce pré,
ces bois, ce lac et ses écharpes de légendes…
Quand rien ne se prête, rien ne se crée.
Le secret des uns est le songe des autres
et l’horizon un chant pour effacer le but
et désancrer le corps, l’origine, le nom
et jeter la mort au vif de tout départ.