Les mains d’arthur rimbaud
Dans l’île de
Chypre au sommet du mont
Troodos une plaque commémorative clouée sur le palais d’été du gouverneur britannique :
ARTHUR
RIMBAUD
POÈTE
ET
GÉNIE
FRANÇAIS
AU
MÉPRIS
DE
SA
RENOMMÉE
CONTRIBUA
DE
SES
PROPRES
MAINS À
LA
CONSTRUCTION
DE
CETTE
MAISON
MDCCCLXXXI
J’ai souvent rêvé
sur cet hommage révoltant :
bâtir une maison
serait pour un poète –
génie français n’oublions pas –
une tâche subalterne et contraire
au bon ordre de la renommée?
Un poète c’est vrai n’a pas de mains ou si peu
qu’il y a de l’indécence à les sortir de l’encre.
Et précisément c’est
Arthur
qui célébrant la main à plume
autant que la main à charrue
s’en est allé très loin
inverser des signes
plus d’une fois inversés
et perturber les lois
de la saine ségrégation
qui veut que se tiennent d’un côté
les mains à manches —
mains à feu et à sable
mains à froid et à chaud —
et de l’autre
les mains sans mains —
mains qui pensent
et dépensent sans compter
ce qu’elles n’ont jamais
seulement effleuré.
Alors
Rimbaud
on le retrouve
au mépris de sa renommée
qui choisit
carrière pour carrière
celle des pierres à
Larnaca
contre celle des lettres à
Paris.
Il en a surpris plus d’un
mais sans se surprendre lui-même.
Les rimes la parole la voyance
« –
Je ne m’occupe plus de ça »,
avait-il dit à
Delahaye un jour de septembre
après avoir justement prêté
la main à la moisson.
Assez vu.
Assez eu.
Assez connu.
Maintenant il longe la mer
Rouge
jusqu’au roc sans herbe et sans eau
jusqu’à l’anti-Eden
l’Aden
avec ses comptoirs ses combines
ses emplois à six francs
et ses mirages qui sentent
l’opéra et le sang
à
Zanzibar
ou sur la côte d’Abyssinie.
Mais toujours il écrit
pour conjurer les postes restantes
il recopie ses commandes
recopie sa litanie
avec en marge les prix de vente
et ça fait un fichu poème :
Traité de
Métallurgie
Hydraulique urbaine et agricole
Commandant de navires à vapeur
Architecture navale
Poudres et
Salpêtres
Minéralogie
Maçonnerie
Livre de poche du
Charpentier,
sans oublier
le
Traité des
Puits artésiens
l’
Instruction sur l’établissement des
Scieries
l’Album des
Scieries agricoles et forestières
et à la librairie
Roret
Le parfait
Serrurier
l’Exploitation des
Mines
le
Guide de l’Armurier
ainsi que les manuels
du
Charron
du
Tanneur
du
Verrier
du
Briquetier
du
Faïencier, du
Potier
du
Fondeur en tous métaux
et du
Fabricant de bougies…
La liste est longue
patientez c’est presque fini
il ne faut plus
que
Le
Peintre en bâtiments
Le
Petit
Menuisier
et un
Manuel de
Télégraphie.
Mais non ce n’est pas fini de lettre en lettre du
Harar ou d’Aden
Rimbaud
Arthur alias
Abdoh
Rimb ne cesse de réclamer
le
Manuel complet du fabricant d’instruments de précision
Les
Constructions métalliques
Les
Constructions à la mer
Topographie et
Géodésie
Trigonométrie
Hydrographie
Météorologie
Chimie industrielle
et même le
Guide du
Voyageur
et même
Y
Annuaire du
Bureau des
Longitudes 1882
et même
Le
Ciel.
Et les livres ne dispensent nullement des outils
des longues-vues des baromètres
des théodolites des cordeaux des compas
du papier à dessin,
on dirait qu’il n’a plus en tête
que de forcer une serrure
dans les sillages repérés de l’or
ou des troupeaux d’éléphants.
Assez vu.
Assez eu.
Assez connu.
Peut-être n’y a-t-il pas de secret
de mystère de métamorphose
peut-être que la vision a été si noire
et l’illumination si blessée
que la fournaise et les trafics
passent pour les soubresauts d’un ange
qui veut s’étrangler de ses mains.
Etre un autre ici ou là et se vouloir un autre encore jusqu’au bout de l’allée des miroirs où le regard sait qu’il se perd…
Dis-moi l’ingénieur sans chantier
le caravanier qu’on rançonne
le marchand sans esclave
l’artisan du désert
l’explorateur sans espoir
le poète sans voix
quelles mains te cherches-tu
dans les sables le soleil ou le vent?
Ah je vois,
le « frangui »
Abdallah
près de la palissade
murmure sans sourire
un peu avant la pose :
« —
Arthur vous salue bien
avec son bras d’honneur! »