Victoire sans victoire
D’abord la volonté de vaincre est à vaincre. L’autre n’est pas l’ennemi. L’autre n’est pas le rival. L’autre n’est pas l’autre. Il n’y a plus d’ombre, plus de reflet, plus de miroir. La lumière est sans éclat, la vision sans obstacle, le souffle sans rythme.
La mémoire a embrassé l’oubli. L’or a la douceur de la cendre. Le désir est aussi absent qu’un baiser de porcelaine. Même le kôan de Takuan est parti s’effacer sur des lèvres lointaines : Ne va pas! Ne t’en retourne pas! Ne reste pas debout! Ne t’assois pas! Ne te lève pas! Ne t’allonge pas! Tout s’est tu. Tu es entré dans le silence de toi. Royaume sans espace et sans nom où gouverne le principe d’indifférence. L’esprit s’instaure hors de la pensée. Le corps se tient hors de portée. La conscience éclaire les muscles. La nuit au-dedans devient transparente. Les fibres, les os, les nerfs et le sang sont d’égale fluidité. Comme une eau sèche, un sable volatile, un feu exact. Insaisissable. L’instant n’existe pas. L’éternité n’existe pas. Seule la durée sans fin ni commencement. La mouvance qui perpétue l’ordre des mutations. Dans l’univers jamais rien ne s’arrête. Ni les étoiles, ni le vent, ni la vie. L’harmonie est précisément le jeu des éléments, la musique muette du monde. Accord à l’abri du jugement premier, du jugement dernier.
Ce qui est n’a pas de vertu, de valeur, de morale. Car l’être échappe et demeure. Il est tel qu’en lui-même il n’est pas. Evidence vide. Présence souveraine et vaine. Présence inébranlable et souple. Présence établie dans le mouvement suivant la ligne d’équilibre. Il n’a ni centre ni périphérie, ni gouffre ni lisières, seul un courant continu de constante énergie. Chaque atome participe à l’épure. Point de déferlement, point d’écume, point de submersion. Les rives ont disparu. C’est l’adieu des repères, l’adieu des prières, et l’adieu des dieux. La peur s’évanouit et la mort se meurt. L’appui le plus sûr est celui qui s’estompe. Sans heurt, sans frisson, sans émotion. Alors la pesanteur est dans l’air. Alors la légèreté de l’aile touche au foudroiement. Alors l’action se détache de ses actes. L’être montre son vide. Il fait de sa présence un vertige et du vertige sa force. Il se dérobe au creux des attaques, en marge des captures et à côté des coups. L’approcher est un leurre, le fuir une chimère. Il est l’écho de l’illusion. De l’illusion une et indivisible.
De l’illusion au goût de néant suave. L’esquive est imparable. L’assaut est impassible. L’impersonnel vient en personne. On ne donne plus prise. On doute sans douter. On s’efforce sans effort. On lutte sans lutter. La sauvegarde exige un total abandon. Le combat s’inscrit dans le cercle des temps. Et le chaos s’ordonne. Et les soleils s’attirent, se repoussent, se stabilisent en pleine course dans la patience de l’azur. Et la poussière, les fleurs et les glaces règlent la danse où les densités déchiffrent leurs destinées. Chaque geste change la loi des météores, des planètes, des nébuleuses. Les corps composent avec la création. De l’infime à l’infini, du révélé au très obscur. L’inertie ne recèle ni réalité ni promesse. Le chant de l’errance est au plus profond des pierres. La migration accomplit et transmue la forme et la matière. La maîtrise n’est pas dans le repos. Ni dans le marbre la grandeur. Ni l’honneur au tranchant de l’épée. Le secret tient à un fil. Le secret est un funambule qui passe sans voir les deux versants du vide. Il n’a pas de balancier. Il porte un sablier, et avance, et se livre tout entier à l’épanchement aride.
En lui et hors de lui, la limpidité du désert. Il a dépouillé les contraires, dénoué les frontières, enchaîné les ruptures. L’impermanent et le perpétuel s’épousent. La chute s’impose comme l’éclaireur du bond. Le sursaut est dans le saut. La suite est à suivre. Sans surprise, sans stupeur, sans redite. L’indicible met la cible dans le cristal de l’œil, dans le cristal de l’éclair, dans le cristal du cœur. La distance abolie préserve de la brume et du halo des choses. Le concret s’abstrait jusqu’à pénétrer tous les signes, tous les emblèmes, tous les symboles. Et tous les mystères, toutes les paroles, tous les songes se dispersent. Les traces de l’abstraction concrète désignent ainsi une flèche. Qui est un trait, un chemin et un sens. Une flèche de sagesse immobile et d’absolue vitesse. Une flèche d’arc-en-ciel sans visée particulière ni essor divin. La clarté se découvre et découvre ce qui est. L’issue précède l’origine. Le fruit ne s’illumine que sur un arbre déraciné. La perfection n’est pas pour la faim ni la soif.
Le but est sans limite. Il est ici. Réel. Puissant. En état de plénitude. Conquérant et démuni. Infaillible et fragile. Éveillé au-delà du jour et de la nuit. Le but est sans démesure. Il est à l’horizon de l’épaule. Concentré sur le point à forcer. Sur l’apparence à disjoindre. Car l’art de vaincre est une possession qui dépossède. Une pratique de fusion et d’écart. Une expérience de mise en réserve des pouvoirs. Une ascèse qui dilapide la ferveur. Nulle grâce, nulle chance, nul espoir, nulle attente. Mais un sourire comme enjeu de la raison. Un élan sans gravité dans la gravitation. Une manière d’être en paix avec le cours de l’énigme. En acceptant de se choisir à tout instant décisif. En vivant dans le oui d’un néant positif. En étant aussi présent que le présent. En étant juste une offrande, et une écoute, et une simple attitude. En étant celui qui sait qu’on n’invente pas la voie. Et que vaincre n’est rien quand on est invincible.