La Pensée et la Rêverie
Viens, recueillons, ami, ce double écho d’un monde
Où l’âme tour à tour s’éclaire et se féconde,
Rêverie et pensée, oracles immortels !
La pensée ! Oh ! salut, sœur des jours éternels,
Toi par qui devant nous se courbent sans murmure
Ces animaux pétris d’une argile moins pure,
Qui n’ont qu’un vil instinct pour vaincre le trépas,
Et dont l’être commence et s’achève ici-bas !
Si Dieu dans notre sein endormait la pensée,
Que serait l’homme alors ? Une forme glacée,
Corps sans âme, pareil à ces tristes débris
Dans les champs de la Grèce encore ensevelis.
Mais, jaloux de revivre en son plus bel ouvrage,
Le Dieu qui nous créa nous fit à son image.
La pensée, il est vrai, s’éveille lentement,
De nos impressions se féconde et s’étend ;
Esclave de ce monde, à sa première aurore,
Sous le poids de ses fers elle sommeille encore :
Mais comme Galatée, à la voix de l’Amour,
Sous le marbre vivant sent pénétrer le jour,
La royale captive, entrouvrant sa paupière,
Et sous son regard d’aigle enfermant la matière,
A ce monde impuissant impose à son réveil
Les fers qu’elle en reçut pendant son court sommeil.
Voyageur égaré dans ce désert du monde,
L’homme est sans la pensée un navire sans sonde,
Flambeau par un aveugle emporté dans la nuit,
Qu’une feuille protège ou qu’un souffle détruit.
Mais sitôt que l’esprit a brillé dans l’argile,
Il ouvre à la clarté sa paupière docile,
Et toute la nature, en son cours solennel
Te salue en passant, ô dernier né du ciel !
La terre s’abandonne à ton génie avide
L’abîme est sans terreur pour ton œil intrépide,
Et ces rocs éternels d’où la foudre descend
N’ont pas d’autre secret pour ton regard brûlant.
Que dis-je ! dédaignant de faciles conquêtes,
Pour mieux interroger le secret des tempêtes,
La pensée a jeté par des chemins divers
Nos palais sur les flots et nos chars dans les airs.
Voilà celle à qui l’homme ici-bas se confie,
Et sa langue immortelle est la philosophie.
Mais du sombre portique éloignant nos regards,
Ensemble remontons jusqu’aux sources des arts.
Vois-tu la rêverie en sa marche incertaine
Dérobant à nos yeux sa grâce aérienne,
Se confondre de loin avec le doux rayon
Que laisse le soleil sur le pâle gazon ?
Étrangère à la vie, aux âmes virginales
Elle aime à révéler ses formes idéales,
Beautés sans vêtement ainsi qu’au premier jour
Et qui viennent du ciel, ce berceau de l’amour.
Rêverie ! oh ! je plains ces âmes desséchées
Que jamais de ta voix les grâces n’ont touchées,
Et qui des pleurs sacrés ignorant la douceur,
Ne t’ont pas demandé le secret du bonheur.
A peine nous naissons, la vierge demi-nue
Accourt, et, pour l’enfant enfant redevenue,
Sur le voile léger qui revêt le berceau
Déroule, par degrés, un ravissant tableau,
Dont le riant tissu vient tenter la paupière,
Et sans la fatiguer l’invite à la lumière.
Puis, quand l’âge est venu, sais-tu pourquoi l’enfant
Aime à prêter l’oreille aux longs soupirs du vent,
A voir au loin frémir le royal front des chênes,
A plonger son regard dans l’azur des fontaines,
A sentir la rosée épanchée aux vallons,
A suivre l’arc-en-ciel sur la cime des monts,
Alors qu’il se balance et sourit au nuage,
Comme l’aile d’un ange égaré dans l’orage ?
C’est que la rêverie, invisibles encore,
Autour d’elle, partout, jette ses réseaux d’or.
Oh ! ne nous fermez plus dans vos tristes écoles,
Où notre âme s’épuise en disputes frivoles,
Où pour nous enseigner le Dieu que l’univers
Salue à son réveil sous mille noms divers,
Au lieu de nous placer au sein de la nature,
La science étalant son ignorance obscure,
Nous présente sans cesse un livre où le regard
Ne voit que signes morts, vains prestiges de l’art :
Vers le Dieu créateur un plus doux sentier mène ;
L’homme peut le gravir sans qu’une main l’y traîne ;
Vous qui m’enseignez Dieu, dans son œuvre ici-bas
Laissez-moi le surprendre et ne l’expliquez pas.
Ouvrez-moi ce grand livre où brille son image,
Laissez-moi m’incliner, pleurer sur chaque page,
Laissez-moi respirer ces fleurs que chaque jour
Jette au front du printemps comme un don de l’amour ;
Suivre ces astres d’or dont une main suprême
Couronna l’univers comme d’un diadème,
Et contempler au sein de tant d’êtres divers
L’homme, de son regard dépassant l’univers,
Seul debout, élevant vers la voûte divine
Son front encore empreint de sa haute origine ;
Grand Dieu ! Plein de ton œuvre alors et plein de toi,
Je pourrai m’élancer au monde de la foi ;
Si la terre pour nous est une autre patrie,
Ah ! j’en rends grâce à toi, touchante rêverie !
L’enfant devient jeune homme, et son guide immortel
Le conduit pas à pas vers le monde réel ;
Quel autre élève en lui la scène imaginaire
Où commence le drame achevé sur la terre,
Où s’ébauche la vie et ce qui doit un jour
Dans l’espace et le temps apparaître à son tour,
Mystérieux chaos où s’enfante en silence
Ce qui sera bonheur, gloire, vertu, puissance,
Où vit en sentiments, en désirs, en accords,
Tout ce qui prendra vie en ce monde des corps ?
Quel autre, nous plongeant dans cette mer d’images,
D’avance à nos regards en déroule les pages ?
C’est elle, toujours elle, en qui l’adolescent
Dérobe à l’avenir le secret du présent ;
Elle seule en effet montre à l’homme qui passe
Et son jour dans le temps et son lieu dans l’espace,
Seule lui dit son rang dans cette chaîne d’or
Qui des êtres créés embrasse tout l’essor,
Chaîne mystérieuse et toujours agitée,
Par un souffle invisible ici-bas tourmentée,
Et qui, livrant la terre à des êtres nouveaux,
Chaque jour au soleil tourne un de ses anneaux,
Jusqu’à ce qu’épuisée, en sa course féconde,
Disparaissant enfin de la scène du monde,
Dans les cieux tout entière elle remontera
Pour couronner le trône où s’assied Jéhovah !
Aux yeux de l’âge mûr, dont l’or seul est l’idole,
La rêverie hélas ! n’est que chose frivole,
Car elle est ignorante et voudrait faire en vain
L’argent avec le fer et l’or avec l’airain ;
Mais, semblable au soleil dont la chaleur divine
Vient réchauffer parfois l’esclave dans sa mine,
A celui dont le cœur s’enferme en son trésor
Austère elle apparaît, mais consolante encore ;
Et l’on sent, à sa voix féconde, enchanteresse,
S’évanouir ce doute où tout l’homme en détresse
S’interroge, et n’osant contempler l’avenir
S’écrie avec effroi : Si tout allait finir !
Ainsi la rêverie est pour l’adolescence
Un regard amoureux jeté sur l’existence,
Pour l’âge mûr regret, parfois heureux réveil,
Pour le vieillard doux songe au sein d’un doux sommeil,
Pour tous un océan où l’âme rajeunie
Se repose un moment des luttes de la vie,
Où le pauvre exilé jusque dans sa prison
Respire l’air natal et rêve le pardon,
Où l’oreille inclinée écoute et croit entendre
D’une voix d’autrefois l’accent plaintif et tendre,
Monde sacré qui flotte emportant vers le jour
Tout ce qui vit d’espoir, de prière et d’amour,
Dont la langue ici-bas dans tout âme choisie
Est cet écho du ciel qu’on nomme poésie.
Ami, ce sont deux sœurs qui n’eurent qu’un berceau,
Mais chacune a sa foi, sa langue, son flambeau,
Chacune un monde à part empreint de son image ;
Façonnant à son gré cet univers sauvage,
L’une aime à se jouer dans la création ;
L’autre prend son essor où finit l’horizon ;
Plus pures que le jour, plus vives que la flamme,
L’une est l’œil de l’esprit, l’autre l’instinct de l’âme.