La Vie des Morts – Le Rêve – 03 – La renaissance mortelle
Las des rapides jours et des lentes années,
Des soirs tristes, des nuits mornes, des gais matins,
Vers les Temps éternels, continus et lointains
Que ne troubleront plus les heures obstinées,
Vers les Temps éternels mon rêve s’est enfui
Par delà l’horizon des sépultures vaines,
Vers les Temps éternels dont les douleurs humaines
Ne mesureront plus le monotone ennui.
Vers le Toujours promis de mes amours passées,
Vers l’azur où l’extase a figé les soleils
Dans l’immobilité des deux toujours pareils,
Mon âme tend l’essor de ses ailes blessées.
Une glace éternelle a sculpté les flots blancs
De la mer qui m’attire, et les ports sont moins calmes
Que sa morne étendue où, pareils à des palmes,
Sont couchés les sillons jadis faits à ses flancs.
Puisque tout mouvement pousse vers un abîme,
Tout espoir vers un doute ou bien vers un remords,
Et qu’un baiser sans fin n’est qu’aux lèvres des morts,
— Vienne enfin la pitié du tombeau magnanime !
Sous l’oblique regard des Orients vermeils
Je veux, tel que Memnon, m’endormir dans la pierre.
Le grand sommeil des dieux tente seul ma paupière,
Ayant lassé l’oubli des terrestres sommeils.
— La pâle enchanteresse, à mon chevet penchée,
Laissa choir de ses mains lasses sa lampe d’or,
Et, comme une maîtresse indifférente, dort,
Dans ses cheveux et dans ses longs voiles couchée,
Rêve des deux fermés et des jours révolus,
Fantôme virginal et doux, ô fiancée
Des célestes amours, ma blanche trépassée,
Ne te réveille pas ! — je ne t’appelle plus.
L’azur a bu ton sang dans quelque aurore antique,
Avec le sang des lis et des dieux méconnus,
Et les rouges soleils ont brûlé tes pieds nus,
O pâle sœur d’Icare, ô vision mystique !
Spectre divin, dans l’aube errante évapore,
Corps devenu parfum, parfum perdu, ma bouche
Se sèche à t’aspirer dans l’air mortel que touche
Le vol noir de la nuit froide où je te suivrai.
Je lasserai le vol de la nuit qui t’emporte,
Et, fermant les yeux d’or des constellations,
J’oublîrai ta splendeur avec les passions
Qu’allume dans mon sein ton souffle épars, ô morte !
Puisque, mêlant ta voix aux terrestres rumeurs,
Ton être épars m’entoure, et, fidèle, réclame
La foi jurée, — au seuil des ténèbres de l’Ame
Ne m’attends plus ! — Reprends ton corps auguste et meurs,
Reprends ton corps auguste et sois corps tout entière,
Puisque la Mort s’arrête à l’esprit triomphant,
Et que de sa pitié toute âme se défend,
Et qu’un souffle suffit à sauver la poussière.
Loin du souffle obstiné des créateurs pervers,
Des rêveurs, des printemps et des métamorphoses,
Revêts, pour t’y mouler dans l’orgueil de tes poses,
La neige qui fera les éternels hivers.
Sous des éclats pareils et des blancheurs égales,
Tes formes dans la neige à jamais revivront :
— Lève-toi seul dans l’ombre où j’ai caché mon front,
Astre froid des cieux noirs et des nuits boréales !
— Revêts, pour y dresser ton spectre radieux,
Quelque granit perdu dans l’inerte matière,
Aussi dur que l’airain, plus blanc que la lumière,
Moins vivant que le marbre habité par les dieux !
— J’étais chaste à jamais de t’avoir possédée,
Fille auguste et terrible, ô Vestale, ô ma sœur :
Car, dans tes bras sacrés, j’avais pris la douceur
D’anéantir en moi la Forme sous l’Idée.
La pudeur de mon Rêve a trahi mon amour,
Et, dans la nuit de l’Ame où je t’ai poursuivie,
Vainement je te cherche, ô Cruelle, ô ma Vie,
Et je me sens aveugle — à ne plus voir le jour !
Réveille mes yeux morts, ô Cruelle, ô Lumière,
Soleil d’un firmament ou lampe d’un tombeau,
Rallume ta splendeur sur l’autel large et beau
Où fume encor l’encens de ma ferveur première,
Que renaissent en toi, sous mes regards jaloux,
Tes Beautés, visions que nulle ombre n’efface,
O Pâleur, ô Clarté nocturne de ta face !
O Douceur de tes yeux si mortellement doux !
O Langueur, cieux lointains que ton front rêve encore !
O Rougeur de ta lèvre ouverte sur les cieux !
O Charme enveloppant tes traits délicieux !
O Parfums, souffle errant sur tes fraîcheurs d’aurore !
O Gloire de mon Rêve, à jamais mise en toi,
Forme exquise et puissante en mon cerveau dressée,
Incarne-toi dans l’ombre où t’étreint ma pensée :
— Reprends ton corps auguste — et ne meurs qu’après moi !
Villiers, juin 1866.