Hôtel Notre-Dame
Je suis revenu au
Quartier
Comme au temps de ma jeunesse
Je crois que c’est peine perdue
Car rien en moi ne revit plus
De mes rêves de mes désespoirs
De ce que j’ai fait à dix-huit ans
On démolit des pâtés de maisons
On a changé le nom des rues
Saint-Séverin est mis à nu
La placé
Maubert est plus grande
Et la rue
Saint-Jacques s’élargit
Je trouve cela beaucoup plus beau
Neuf et plus antique à la fois
C’est ainsi que m’étant fait sauter
La barbe et les cheveux tout court
Je porte un visage d’aujourd’hui
Et le crâne de mon grand-père
C’est pourquoi je ne regrette rien
Et j’appelle les démolisseurs
Foutez mon enfance par terre
Ma famille et mes habitudes
Mettez une gare à la place
Ou laissez un terrain vague
Qui dégage mon origine
Je ne suis pas le fils de mon père
Et je n’aime que mon bisaïeul
Je me suis fait un nom nouveau
Visible comme une affiche bleue
Et rouge montée sur un échafaudage
Derrière quoi on édifie
Des nouveautés des lendemains
Soudain les sirènes mugissent et je cours à ma fenêtre.
Déjà le canon tonne du côté d’Aubervilliers.
Le ciel s’étoile d’avions boches, d’obus, de croix, de fusées, .
De cris, de sifflets, de mélisme qui fusent et gémissent sous les ponts.
La
Seine est plus noire que gouffre avec les lourds chalands qui sont
Longs comme les cercueils des grands rois mérovingiens
Chamarrés d’étoiles qui se noient — au fond de l’eau — au fond de l’eau.
Je souffle ma lampe derrière moi et j’allume un gros cigare.
Les gens qui se sauvent dans la rue, tonitruants, mal réveillés,
Vont se réfugier dans les caves de la
Préfectance qui sentent la poudre et le salpêtre.
L’auto violette du préfet croise l’auto rouge des pompiers,
Féeriques et souples, fauves et câlines, tigresses comme des étoiles filantes.
Les sirènes miaulent et se taisent.
Le chahut bat son
plein.
Là-haut.
C’est fou.
Abois.
Craquements et lourd silence.
Puis chute aiguë
et sourde véhémence des torpilles.
Dégringolade de millions de tonnes. Éclairs.
Feu.
Fumée.
Flamme.
Accordéon des 75.
Quintes.
Cris.
Chute.
Stridences.
Toux.
Et tassement des effondrements.
Le ciel est tout mouvementé de clignements d’yeux
imperceptibles
Prunelles, feux multicolores, que coupent, que divisent
que raniment les hélices mélodieuses.
Un projecteur éclaire soudain l’affiche du bébé
Cadum
Puis saute au ciel et y fait un trou laiteux comme un
biberon.
Je prends mon chapeau et descends à mon tour dans les
rues noires.
Voici les vieilles maisons ventrues qui s’accotent comme
des vieillards.
Les cheminées et les girouettes indiquent toutes le ciel
du doigt.
Je remonte la rue
Saint-Jacques, les épaules enfoncées
dans mes poches.
Voici la
Sorbonne et sa tour, l’église, le lycée
Louis-le-
Grand.
Un peu plus haut je demande du feu à un boulanger au
travail.
J’allume un nouveau cigare et nous nous regardons en
souriant.
Il a un beau tatouage, un nom, une rose et un cœur
poignardé.
Ce nom je le connais bien : c’est celui de ma mère.
Je sors dans la rue en courant.
Me voici devant la maison.
Cœur poignardé — premier point de chute —
Et plus beau que ton torse nu, beau boulanger —
La maison où je suis né.
Blaise Cendrars
Lieux