Sur l’amour de la patrie
Je vous salue, ô terre où le ciel m’a fait naître,
Lieux où le jour pour moi commença de paraître,
Quand l’astre du berger, brillant d’un feu nouveau,
De ses premiers rayons éclaira mon berceau !
Je revois cette plaine où des arbres antiques
Couronnent les dehors de nos maisons rustiques,
Arbres, témoins vivants de la faveur des cieux,
Dont la feuille nourrit ces vers industrieux
Qui tirent de leur sein notre espoir, notre joie,
Et pour nous enrichir s’enferment dans leur soie.
Trésor du laboureur, ornement du berger,
L’olive sous mes yeux s’unit à l’oranger.
Que j’aime à contempler ces montagnes bleuâtres
Qui forment devant moi de longs amphithéâtres,
Où l’hiver règne encor quand la blonde Cérès
De l’or de ses cheveux a couvert nos guérets !
Qu’il m’est doux de revoir sur des rives fertiles
Le Rhône ouvrir ses bras pour séparer nos îles,
Et, ramassant enfin ses trésors dispersés,
Blanchir un pont bâti sur ses flots courroucés ;
D’admirer au couchant ces vignes renommées
Qui courbent en festons leurs grappes parfumées ;
Tandis que vers le nord des chênes toujours verts
Affrontent le tonnerre et bravent les hivers !
Je te salue encore, ô ma chère patrie !
Mes esprits sont émus ; et mon âme attendrie
Échappe avec transport au trouble des palais,
Pour chercher dans ton sein l’innocence et la paix.
C’est donc sous ces lambris qu’ont vécu mes ancêtres !
Justes pour leurs voisins, fidèles à leurs maîtres,
Ils venaient décorer ces balcons abattus,
Embellir ces jardins, asiles des vertus,
Où sur des bancs de fleurs, sous une treille inculte
Ils oubliaient la cour et bravaient son tumulte !
Chaque objet frappe, éveille et satisfait mes sens ;
Je reconnais les dieux au plaisir que je sens.
Non, l’air n’est point ailleurs si pur, l’onde si claire ;
Le saphir brille moins que le ciel qui m’éclaire ;
Et l’on ne voit qu’ici, dans tout son appareil,
Lever, luire, monter, et tomber le soleil.
Amour de nos foyers, quelle est votre puissance !
Quels lieux sont préférés aux lieux de la naissance ?
Je vante ce beau ciel, ce jour brillant et pur
Qui répand dans les airs l’or, la pourpre et l’azur,
Cette douce chaleur qui mûrit, qui colore
Les trésors de Vertumne et les présents de Flore ;
Un Lapon vanterait les glaces, les frimas
Qui chassent loin de lui la fraude et les combats ;
Libre, paisible, heureux, dans le sein de la terre,
Il n’entend point gronder les foudres de la guerre.
Quels stériles déserts, quels antres écartés
Sont pour leurs habitants sans grâce et sans beautés ?
Virgile abandonnait les fêtes de Capoue
Pour rêver sur les bords des marais de Mantoue ;
Et les rois indigents d’Ithaque et de Scyros
Préféraient leurs rochers aux marbres de Paros.
En vain l’ambition, l’inquiète avarice,
La curiosité, le volage caprice,
Nous font braver cent fois l’inclémence des airs,
Les dangers de la terre et le péril des mers :
Des plus heureux climats, des bords les plus barbares,
Rappelés sourdement par la voix de nos Lares,
Nous portons à leurs pieds ces métaux recherchés
Qui au fond du Potosi les dieux avaient cachés.
Assis tranquillement sous nos foyers antiques,
Nous trouvons dans le sein de nos dieux domestiques
Cette douceur, ce calme, objet de nos travaux,
Que nous cherchions en vain sur la terre et les eaux.
Tel est l’heureux effet de l’amour de nousmême :
Utile à l’univers quand il n’est point extrême,
Cet amour, trop actif pour être concentré,
S’échappe de nos coeurs, se répand par degré
Sur nos biens, sur les lieux où nous prîmes naissance,
Jusque sur les témoins des jeux de notre enfance.
C’est lui qui nous rend cher le nom de nos aïeux,
Les destins inconnus de nos derniers neveux,
Et qui, trop resserré dans la sphère où nous sommes,
Embrasse tous les lieux, enchaîne tous les hommes.
L’amourpropre a tissu les différents liens
Qui tiennent enchaînés les divers citoyens :
L’intérêt personnel, auteur de tous les crimes,
De l’intérêt public établit les maximes.
Oui, lui seul a formé nos plus aimables noeuds
Nos amis ne sont rien, nous nous aimons en eux.
Vous qui nommez l’amour une étincelle pure,
Un rayon émané du sein de la nature,
Détruisez une erreur si chère à vos appas.
Aimeraiton autrui, si l’on ne s’aimait pas ?
Ces transports renaissants à l’aspect de vos charmes,
Ces soins mêlés de trouble et ces perfides larmes
Sont des tributs trompeurs qu’un amant emporté
Offre au dieu des plaisirs bien plus qu’à la beauté.
L’amour des citoyens ne devient légitime
Que par le bien public qui le règle et l’anime.
Malheur aux coeurs d’airain qui tiennent en prison
Un feu né pour s’étendre au gré de la raison,
Un amour dangereux que l’intérêt allume,
Qui, trop longtemps captif, s’irrite et nous consume,
Tels les terribles feux dont brûlent les Titans,
Comprimés par la terre, enfantent les volcans.
Ainsi viton jadis, dans Rome et dans Athènes,
Le peuple heureux et libre, ou courbé sous les chaînes,
Selon que l’amourpropre, obéissant aux lois,
De la patrie en pleurs reconnaissait la voix.
Ainsi dans tous les temps l’intérêt domestique
A balancé le poids de la cause publique.
Amour de la justice, amour digne de nous,
Embrasez les mortels, croissez, étendezvous ;
Consumez, renversez ces indignes barrières,
Ces angles meurtriers qui bordent les frontières,
Ces remparts tortueux, et ces globes de fer
Qui vomissent sur nous les flammes de l’enfer.
Fautil que nos fureurs nous rendent nécessaires
Les glaives que forgea l’audace de nos pères ?
Fautil toujours attendre ou craindre des revers,
Et gémir sur le bord de nos tombeaux ouverts ?
Ô moeurs du siècle d’or, ô chimères aimables !
Ne sauronsnous jamais réaliser vos fables ?
Et ne connaîtronsnous que l’art infructueux
De peindre la vertu sans être vertueux ?