Le jeune diacre, ou la Grèce chrétienne
À M. Pouqueville
De Messène au cercueil fille auguste et plaintive,
Muse des grands revers et des nobles douleurs,
Désertant ton berceau, tu pleuras nos malheurs ;
Comme la Grèce alors la France était captive…
De Messène au cercueil fille auguste et plaintive,
Reviens sur ton berceau, reviens verser des pleurs.
Entre le mont évan et le cap de Ténare,
La mer baigne les murs de la triste Coron ;
Coron, nom malheureux, nom moderne et barbare,
Et qui de Colonis détrôna le beau nom.
Les grecs ont tout perdu : la langue de Platon,
La palme des combats, les arts et leurs merveilles,
Tout, jusqu’aux noms divins qui charmaient nos oreilles.
Ces murs battus des eaux, à demi renversés
Par le choc des boulets que Venise a lancés,
C’est Coron. Le croissant en dépeupla l’enceinte ;
Le turc y règne en paix au milieu des tombeaux.
Voyez-vous ces turbans errer sur les créneaux ?
Du profane étendard qui chassa la croix sainte
Voyez-vous, sur les tours, flotter les crins mouvans ?
Entendez-vous, de loin, la voix de l’infidèle,
Qui se mêle au bruit sourd de la mer et des vents ?
Il veille, et le mousquet dans ses mains étincelle.
Au bord de l’horizon le soleil suspendu
Regarde cette plage, autrefois florissante,
Comme un amant en deuil, qui, pleurant son amante,
Cherche encor dans ses traits l’éclat qu’ils ont perdu,
Et trouve, après la mort, sa beauté plus touchante.
Que cet astre, à regret, s’arrache à ses amours !
Que la brise du soir est douce et parfumée !
Que des feux d’un beau jour la mer brille enflammée ! …
Mais pour un peuple esclave il n’est plus de beaux jours.
Qu’entends-je ? C’est le bruit de deux rames pareilles,
Ensemble s’élevant, tombant d’un même effort,
Qui de leur chute égale ont frappé mes oreilles.
Assis dans un esquif, l’œil tourné vers le bord,
Un jeune homme, un chrétien, glisse sur l’onde amère.
Il remplit dans le temple un humble ministère :
Ses soins parent l’autel ; debout sur les degrés,
Il fait fumer l’encens, répond aux mots sacrés,
Et présente le vin durant le saint mystère.
Les rames de sa main s’échappent à la fois ;
Un luth qui les remplace a frémi sous ses doigts.
Il chante… Ainsi chantaient David et les prophètes ;
Ainsi, troublant le cœur des pâles matelots,
Un cri sinistre et doux retentit sur les flots,
Quand l’alcyon gémit, au milieu des tempêtes :
« Beaux lieux, où je n’ose m’asseoir,
Pour vous chanter dans ma nacelle
Au bruit des vagues, chaque soir,
J’accorde ma lyre fidèle ;
Et je pleure sur nos revers,
Comme les hébreux dans les fers,
Quand Sion descendit du trône,
Pleuraient au pied des saules verts
Près les fleuves de Babylone.
Mais dans les fers, seigneur, ils pouvaient t’adorer ;
Du tombeau de leur père ils parlaient sans alarmes ;
Souffrant ensemble, ensemble ils pouvaient espérer :
Il leur était permis de confondre leurs larmes :
Et je m’exile pour pleurer.
« Le ministre de ta colère
Prive la veuve et l’orphelin
Du dernier vêtement de lin
Qui sert de voile à leur misère.
De leurs mains il reprend encor,
Comme un vol fait à son trésor,
Un épi glané dans nos plaines ;
Et nous ne buvons qu’à prix d’or
L’eau qui coule de nos fontaines.
« De l’or ! Ils l’ont ravi sur nos autels en deuil ;
Ils ont brisé des morts la pierre sépulcrale,
Et de la jeune épouse écartant le linceuil,
Arraché de son doigt la bague nuptiale,
Qu’elle emporta dans le cercueil.
« Ô nature, ta voix si chère
S’éteint dans l’horreur du danger ;
Sans accourir pour le venger,
Le frère voit frapper son frère ;
Aux tyrans qu’il n’attendait pas
Le vieillard livre le repas
Qu’il a dressé pour sa famille ;
Et la mère, au bruit de leurs pas,
Maudit la beauté de sa fille.
« Le lévite est en proie à leur férocité ;
Ils flétrissent la fleur de son adolescence,
Ou, si d’un saint courroux son cœur s’est révolté,
Chaste victime, il tombe avec son innocence
Sous le bâton ensanglanté.
« Les rois, quand il faut nous défendre,
Sont avares de leurs soldats.
Ils se disputent des états,
Des peuples, des cités en cendre ;
Et tandis que, sous les couteaux,
Le sang chrétien, à longs ruisseaux,
Inonde la terre où nous sommes,
Comme on partage des troupeaux,
Les rois se partagent des hommes.
« Un récit qui s’efface, ou quelques vains discours,
À des indifférens parlent de nos misères,
Amuse de nos pleurs l’oisiveté des cours :
Et nous sommes chrétiens, et nous avons des frères,
Et nous expirons sans secours !
« L’oiseau des champs trouve un asile
Dans le nid qui fut son berceau,
Le chevreuil sous un arbrisseau,
Dans un sillon le lièvre agile ;
Effrayé par un léger bruit,
Le ver qui serpente et s’enfuit
Sous l’herbe ou la feuille qui tombe,
Échappe au pied qui le poursuit…
Notre asile à nous, c’est la tombe !
« Heureux qui meurt chrétien ! Grand dieu, leur cruauté
Veut convertir les cœurs par le glaive et les flammes
Dans le temple où tes saints prêchaient la vérité,
Où de leur bouche d’or descendaient dans nos ames
L’espérance et la charité.
« Sur ce rivage, où des idoles
S’éleva l’autel réprouvé,
Ton culte pur s’est élevé
Des semences de leurs paroles.
Mais cet arbre, enfant des déserts,
Qui doit ombrager l’univers,
Fleurit pour nous sur des ruines,
Ne produit que des fruits amers,
Et meurt tranché dans ses racines.
« Ô dieu, la Grèce libre en ses jours glorieux
N’adorait pas encor ta parole éternelle ;
Chrétienne, elle est aux fers, elle invoque les cieux.
Dieu vivant, seul vrai dieu, feras-tu moins pour elle
Que Jupiter et ses faux dieux ? »
Il chantait, il pleurait, quand d’une tour voisine
Un musulman se lève, il court, il est armé.
Le turban du soldat sur son mousquet s’incline,
L’étincelle jaillit, le salpêtre a fumé,
L’air siffle, un cri s’entend… L’hymne pieux expire.
Ce cri, qui l’a poussé ? Vient-il de ton esquif ?
Est-ce toi qui gémis, Lévite ? Est-ce ta lyre
Qui roule de tes mains avec ce bruit plaintif ?
Mais de la nuit déjà tombait le voile sombre ;
La barque, se perdant sous un épais brouillard,
Et sans rame, et sans guide, errait comme au hasard ;
Elle resta muette et disparut dans l’ombre.
La nuit fut orageuse. Aux premiers feux du jour,
Du golfe avec terreur mesurant l’étendue,
Un vieillard attendait, seul, au pied de la tour.
Sous des flocons d’écume un luth frappe sa vue,
Un luth qu’un plomb mortel semble avoir traversé,
Qui n’a plus qu’une corde à demi détendue,
Humide et rouge encor d’un sang presque effacé.
Il court vers ce débris, il se baisse, il le touche…
D’un frisson douloureux soudain son corps frémit ;
Sur les tours de Coron il jette un œil farouche !
Veut crier… La menace expire dans sa bouche ;
Il tremble à leur espect, se détourne et gémit.
Mais du poids qui l’oppresse enfin son cœur se lasse ;
Il fuit des yeux cruels qui gênent ses douleurs ;
Et regardant les cieux, seul témoin de ses pleurs,
Le long des flots bruyans il murmure à voix basse :
« Je t’attendais hier, je t’attendis long-temps ;
tu ne reviendras plus, et c’est toi qui m’attends ! »
Casimir Delavigne, Les Messéniennes, Livre II (1835)