Promenade au Lido

Casimir Delavigne
par Casimir Delavigne
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Venise.

Arrête, gondolier; que ta barque un moment
Cesse de fendre les lagunes;
L’essor qu’elle a reçu va mourir lentement
Sur les sables noirs de ces dunes.
Gondolier, je reviens : je viens dans un moment
Prêter l’oreille aux infortunes
De Clorinde et de son amant.

Souvent un étranger, qui parcourait ces rives,
Prit plaisir aux accords de vos stances plaintives.
Je veux voir si ces lieux déserts
Ont gardé de lui quelque trace;
Car il aima, souffrit, chanta comme le Tasse,
Dont tu viens de chanter les vers…

Lido, triste rivage! ô mer plus triste encore,
Qui frémissais d’amour quand tes flots empressés
S’entr’ouvraient pour l’anneau tombant du Bucentaure;
Des fêtes de Saint-Marc les beaux jours sont passés!

Rialto n’entend plus le chant des barcaroles;
Adieu la soie et l’or mollement enlacés,
Qui tombaient en festons sur le fer des gondoles;
Des fêtes de Saint-Marc les beaux jours sont passés!

En vain du marronnier les fleurs et le feuillage
Parent de la Brenta les palais délaissés,
La gloire et les amours n’y cherchent plus l’ombrage;
Des fêtes de Saint-Marc les beaux jours sont passés!

Que de fois dans sa rêverie,
Sur ce bord dont l’écho répète encor son nom,
Alors qu’il errait sans patrie,
Ces souvenirs de deuil ont poursuivi Byron!
Souvenirs où son coeur, abreuvé d’amertume,
Trouvait dans ses ennuis de douloureux appas,
Tandis que le coursier, qu’il blanchissait d’écume,
Faisait jaillir le sable où s’imprimaient ses pas.

O ciel! la voilà donc cette beauté si fière
Qu’adoraient, en tremblant, les peuples asservis,
Le jour qu’un empereur, dans ses sacrés parvis,
Sous les pieds d’un pontife a baisé la poussière!
Des siècles, pour grandir; pour mourir, des instants!
Tels furent ses destins; sa longue décadence
D’une lutte sans fin n’a point lassé le temps;
Un peuple a tout perdu s’il perd l’indépendance.

C’est en vain que Venise a revu ces coursiers
Attelés si longtemps au char de notre gloire,
Qui s’est enfin rompu sous le poids des lauriers,
Usé par trente ans de victoire.
Le lion dans les fers en vain menace encor;
Il ne secoûra plus sa crinière sanglante,
Et ses ailes d’airain ne prendront plus l’essor
Pour suspendre au retour, sous la coupole d’or,
Les drapeaux conquis à Lépante.

Non, Venise n’est plus : ses tranquilles tyrans
Marchent, la tête haute, entre les deux géants
Qui virent de ses chefs le courroux tutélaire
Frapper les cheveux blancs qu’elle avait révérés,
Quand-la hache des lois, de degrés en degrés,
Fit bondir d’un tyran la tête octogénaire.

Où sont donc ses héros? où sont-ils?… Sous ta main,
Qui touché leurs froides reliques.
Où sont-ils? Cherche-les, au seuil de ces portiques,
Dans l’immobilité d’un simulacre vain,
Dans ces marbres debout sur des tombeaux gothiques…
Ses héros aujourd’hui sont de marbre et d’airain.

Que dis-je? de leurs yeux l’éclair encor s’élance;
Ils respirent encor sur ces murs où Palma,
Où du lier Tintoret la main les anima.
Le pinceau du Bassan fait parler leur silence.
Vous vivez, Lorédàn, Bembo, Contarini,
Vous vivez sur la toile, où le croissant puni
Livre ses crias captifs à vos pieux courages.
Vous ne pouvez mourir… les morts sont vos enfants,
Les morts sont les guerriers qui peuplent ces rivages,
Et passent devant vos images
Sans s’affranchir de leurs tyrans.

Père de tous les biens, l’amour de la patrie
Fonde seul la grandeur d’un peuple à son berceau;
Il fit régner Venise, ‘et Venise flétrie,
Le jour qu’il expira, dut le suivre au tombeau.
Sa grandeur s’écoula comme le flot qui roule,
Sans laisser à mes pieds de trace sur ce bord.
Ils dorment, ses vengeurs, comme le flot qui dort
Dans ses canaux déserts où le marbre s’écroule…

Les Grecs aussi dormaient; ils se sont réveillés!
Ils ont levé leurs bras si longtemps immobiles;
Leurs glaives, si longtemps rouilles,
Brillent du même éclat qu’au jour des Thermopyles.
Fiers, quand ils ont péri, d’un trépas glorieux,
Les Grecs, le front levé, regardent leurs aïeux;
Et tout couverts d’un sang qui lave tant d’injures,
Quand ils montrent du doigt leurs corps percés de coups,
Léonidas recule en comptant leurs blessures,
Et Thémistocle en est jaloux.

La république est opprimée;
Et vous aussi, réveillez-vous,
Guerriers dont la main désarmée
Languit sans force et sans courroux,
Fils de saint Marc, réveillez-vous;
Qu’un peuple devienne une armée.

Saint Marc! gloire et saint Marc!… A ce cri répété
Le lion a rugi, du beffroi qui résonne
L’airain pieux s’est agité;
Courez, obéissez au signal qu’il vous donne;
Frappez, il vous appelle, il sonne
Les vêpres de la liberté!

<< Des armes! >> dites-vous?… vos tyrans ont des armes;
Osez les leur ravir. Forcez vos arsenaux,
Reprenez ces poignards, ces glaives, ces drapeaux,
Que Zara, que Byzance arrosa de ses larmes.
Reprenez-les pour conquérir
Ces lois, de tout grand-peuple uniques souveraines’
Reprenez-les pour secourir.
Et pour imiter les Hellènes!
Reprenez-les pour vaincre… et, fût-ce pour mourir,
Ils seront moins lourds que vos chaînes.

Vainqueurs, sauvez les Grecs!… Vous manquez de vaisseaux!
Venise traîne encor son linceul en lambeaux;
Comme une voile immense, eh bien! qu’il se déploie
Au faîte de ces tours qui nagent sur les eaux,
A ses flèches de marbre, aux pointes des créneaux
Où volent ces oiseaux de proie!
Venise avec ses tours et ses palais mouvants,
Ses temples que la mer balance,
Va flotter, va voguer, conduite par les vents,
Aux bords où pour les Grecs le passé recommence.
Partez! et puisse-t-elle, aux flots s’abandonnant,
Refleurir près d’Athène à sa splendeur rendue,
Et recouvrer en la donnant
La liberté qu’elle a perdue!

Tais-toi, muse, tais-toi! le sommeil de la mort
Pèse encor sur ce peuple et ferme son oreille.
En voulant réveiller cet esclave qui dort,
Crains pour toi l’oppresseur qui veille.
Dans ces murs, où souvent un seul mot répété
A provoqué des Dix la rigueur ténébreuse,
La tyrannie est ombrageuse,
Comme autrefois la liberté…

Gondolier, je reviens; en fendant les lagunes,
Rends à ton noir esquif son doux balancement,
Et chante-moi les infortunes
De Clorinde et de son amant.

Casimir Delavigne (1793-1843), Les Messéniennes, Livre II (1835)

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