À M. Auguste Le Prévost

Charles-Augustin Sainte-Beuve
par Charles-Augustin Sainte-Beuve
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Dans l’île Saint-Louis, le long d’un quai désert,
L’autre soir je passais ; le ciel était couvert,
Et l’horizon brumeux eût paru noir d’orages,
Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages ;
Le soleil se couchait sous de sombres rideaux;
La rivière coulait verte entre les radeaux ;
Aux balcons ça et là quelque figure blanche
Respirait l’air du soir ; — et c’était un dimanche.
Le dimanche est pour nous le jour du souvenir ;
Car, dans la tendre enfance, on aime à voir venir,
Après les soins comptés de l’exacte semaine
Et les devoirs remplis, le soleil qui ramène
Le loisir et la fête, et les habits parés,
Et l’église aux doux chants, et les jeux dans les prés.
Et plus tard, quand la vie, en proie à la tempête,
Ou stagnante d’ennui, n’a plus loisir ni fête,
Si pourtant nous sentons, aux choses d’alentour,
À la gaieté d’autrui qu’est revenu ce jour,
Par degrés attendris jusqu’au fond de notre âme,
De nos beaux ans brisés nous renouons la trame,
Et nous nous rappelons nos dimanches d’alors
Et notre blonde enfance, et ses riants trésors.
Je rêvais donc ainsi, sur ce quai solitaire,
À mon jeune matin si voilé de mystère,
À tant de pleurs obscurs en secret dévorés,
À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
Qui ne viendront jamais,… qui sont venus peut-être !
En suis-je plus heureux qu’avant de les connaître ?
Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
Que soudain, loin, bien loin, mon âme s’envola,
Et d’objets en objets, dans sa course inconstante,
Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
Me tenait, tout enfant, durant nos soirs d’hiver,
Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer.
Elle m’y racontait souvent, pour me distraire,
Son enfance, et les jeux de mon père, son frère.
Que je n’ai pas connu ; car je naquis en deuil,
Et mon berceau d’abord posa sur un cercueil.
Elle me parlait donc, et de mon père, et d’elle ;
Et ce qu’aimait surtout sa mémoire fidèle,
C’était de me conter leurs destins entraînés
Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
De mon antique aïeul je savais le ménage,
Le manoir, son aspect et tout le voisinage ;
La rivière coulait à cent pas près du seuil ;
Douze enfants (Tous sont morts !) entouraient le fauteuil :
Et je disais les noms de chaque jeune fille,
Du curé, du notaire, amis de la famille,
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.
Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Et bientôt, au sortir de ces songes flottants,
Je me sentis pleurer, et j’admirais longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies,
De ces traditions par hasard recueillies,
Moi, si jeune et d’hier, inconnu des aïeux,
Qui n’ai vu qu’en récits les images des lieux.
Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
Que j’en gardasse un culte en mon cœur solitaire,
Et qu’à propos de rien, un jour d’été, si loin
Des lieux et des objets, ainsi j’en prisse soin.
Hélas ! pensai-je alors, la tristesse dans l’âme,
Humbles hommes, l’oubli sans pitié nous réclame,
Et sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
Le souvenir de nous ici nous survit peu ;
Notre trace est légère et bien vite effacée ;
Et, moi qui de ces morts garde encor la pensée,
Quand je m’endormirai comme eux, du temps vaincu,
Sais-je hélas ! si quelqu’un saura que j’ai vécu ?
Et poursuivant toujours, je disais qu’en la gloire,
En la mémoire humaine il est peu sûr de croire,
Que les cœurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
De bonne heure aspirer et se fonder plus haut,
Et croire en celui seul, qui, dès qu’on le supplie,
Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n’oublie.

Juillet 1839.

Charles-Augustin Sainte-Beuve

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