À M. Viguier
Au temps des Empereurs, quand les Dieux adultères,
Impuissants à garder leur culte et leurs mystères,
Pâlissaient, se taisaient sur l’autel ébranlé
Devant le Dieu nouveau dont on avait parlé,
En ces jours de ruine et d’immense anarchie
Et d’espoir renaissant pour la terre affranchie,
Beaucoup d’esprits, honteux de croire et d’adorer,
Avides, inquiets, malades d’ignorer,
De tous lieux, de tous rangs, avec ou sans richesse,
S’en allaient par le monde et cherchaient la sagesse.
À pied, ou sur des chars brillants d’ivoire et d’or,
Ou sur une trirème embarquant leur trésor,
Ils erraient ; Antioche, Alexandrie, Athènes
Tour à tour leur montraient ces lueurs incertaines
Qui, dès qu’un œil humain s’y livre et les poursuit,
Toujours, sans l’éclairer, éblouissent sa nuit.
Platon les guide en vain dans ses cavernes sombres ;
En vain de Pythagore ils consultent les nombres ;
La science les fuit ; ils courent au devant,
Esclaves de quiconque ou la donne ou la vend.
Du Stoïcien menteur, du Cynique en délire,
Dans leur main, chaque fois, le manteau se déchire.
Puis, par instants, lassés de leur secret tourment,
Exhalant en soupirs leur désenchantement,
Au bord d’une fontaine, au pied d’un sycomore,
Des jours entiers assis, leur ennui les dévore ;
Le dégoût les irrite aux désirs malfaisants,
Et, pour dompter leur âme, ils soulèvent leurs sens.
Et bientôt les voilà, ces enfants du portique,
Ces nobles orphelins de la sagesse antique,
Les voilà ces amants du vrai, du bien, du beau,
Dormant dans la débauche ainsi qu’en un tombeau ;
Les voilà sans couronne, épars sous des platanes,
Dans le vin, pêle-mêle, aux bras des courtisanes,
Rêvant après la vie un éternel sommeil :
Quelle honte demain en face du soleil !
Ainsi leur vie allait folle et désespérée.
Mais un jour qu’en leur cœur la chasteté rentrée,
Plus humble, et rappelant les efforts commencés,
Les avait fait rougir des plaisirs insensés,
Qu’ils s’étaient repentis avec tristesse et larmes,
Résolus désormais de veiller sous les armes ;
Qu’à tout hasard au ciel leur âme avait crié,
— Crié vers toi, Seigneur ! — et qu’ils avaient prié ;
Ce jour, ou quelque jour à celui-là semblable,
Quand le pauvre contrit, près des flots, sur le sable,
S’agitait à grands pas, ou, tâchant d’oublier,
Comptait dans un jardin les feuilles d’un figuier,
Tout d’un coup une voix, on ne ne sait d’où venue,
Que la vague apportait ou que jetait la nue,
Lui disait : Prends et lis ; et le livre entr’ouvert
Était là, comme on voit la colombe au désert ;
— Ou c’était un buisson qui prenait la parole ;
— Ou c’était un vieillard avec une auréole,
Qui d’un mot apaisait ces cœurs irrésolus,
Et qui disparaissait, et qu’on n’oubliait plus.
Et moi, comme eux, Seigneur, je m’écrie et t’implore,
Et nul signe d’en haut ne me répond encore ;
Comme eux j’erre incertain, en proie aux sens fougueux,
Cherchant la vérité, mais plus coupable qu’eux ;
Car je l’avais, Seigneur, cette vérité sainte :
Nourri de ta parole, élevé dans l’enceinte
Où croissent sous ton œil tes enfants rassemblés,
Mes plus jeunes désirs furent par toi réglés ;
Ton souffle de mon cœur purifia l’argile ;
Tu le mis sur l’autel comme un vase fragile,
Et, les grands jours, au bruit des concerts frémissants,
Tu l’emplissais de fleurs, de parfums et d’encens.
Tu m’aimais entre tous ; et ces dons qu’on désire,
Ce pouvoir inconnu qu’on accorde à la lyre,
Cet art mystérieux de charmer par la voix,
Si l’on dit que je l’ai, Seigneur, je te le dois ;
Tu m’avais animé pour chanter tes merveilles,
Comme le rossignol qui chante quand tu veilles.
Qu’ai-je fait de tes dons ? — J’ai blasphémé, j’ai fui ;
Au camp du Philistin la lampe sainte a lui :
L’orgue impie a chassé l’air divin qui l’inspire,
Et le pavé du temple a parlé pour maudire.
Grâce ! j’ai trop péché : tout fier de ma raison,
Plus ivre qu’un esclave échappé de prison,
J’ai rougi, j’ai menti des tiens et de toi-même,
Et de moi ; j’ai juré que j’étais sans baptême ;
J’ai tenté bien des cœurs à de mauvais combats ;
Lorsque passait un mort, je ne m’inclinais pas.
Tu m’as puni, Seigneur ; — un jour qu’à l’ordinaire
Sans pudeur outrageant ta harpe et ton tonnerre,
Comme un enfant moqueur, sur l’abîme emporté,
Je roulais glorieux dans mon impiété,
Ta colère s’émut, et, soufflant sans orage,
Enleva mon orgueil ainsi qu’un vain nuage ;
La glace où je glissais rompit sous mon traîneau,
Et le roc sous ma main se fondit comme une eau.
Depuis ce temps, déchu, noirci de fange immonde,
Sans ciel et sans soleil, égaré dans le monde,
Quand parfois trop d’ennui me possède, je cours
Comme les chiens errants qu’on voit aux carrefours.
Je ne respire plus l’air frais des eaux limpides ;
Tous mes sens révoltés m’entraînent, plus rapides
Que le poulain fumant qui s’effraie et bondit,
Ou la mule sans frein d’un Absalon maudit.
Oh, si c’était là tout ! l’on pourrait vivre encore
Et croupir du sommeil d’un être qui s’ignore ;
On pourrait s’étourdir. Mais aux pires instants,
L’immortelle pensée en sillons éclatants,
Comme un feu des marais, jaillit de cette fange,
Et, remplissant nos yeux, nous éclaire et se venge.
Alors, comme en dormant on rêve quelquefois
Qu’on est dans une plaine aride, ou dans un bois,
Ou sur un mont désert, et l’on s’entend poursuivre
Par des brigands armés, et, plein d’amour de vivre,
De sentiers en sentiers, de sommets en sommets,
L’on va, l’on va toujours, sans avancer jamais,
De même, en ces moments d’angoisse et de détresse,
Par mille affreux efforts notre âme se redresse
Pour remonter à Dieu ; mais son espoir est vain ;
— Et pourtant, ce n’est pas, Maître bon et divin,
Sur des vaisseaux, des chars à la course roulante,
Ce n’est pas en marchant plus rapide ou plus lente,
Que l’âme en peine arrive au ciel avant le soir ;
Pour arriver à toi, c’est assez de vouloir.
Je voudrais bien, Seigneur ; je veux ; pourquoi ne puis-je ?
Je m’y perds, soutiens-moi ; mets fin à ce prodige,
Sauve à mon repentir un doute insidieux,
Ô très grand, ô très bon, miséricordieux !
C’est sans doute qu’en moi la coupable nature
Aime en secret son mal, chérit sa pourriture,
Espère réveiller le vieil homme endormi,
Et qu’en croyant vouloir je ne veux qu’à demi ;
Non, tout entier, je veux ; — sur mon âme apaisée
Verse d’en haut, Seigneur, ta manne et ta rosée ;
Couvres-moi de ton œil ; tends-moi la main, et rends
Le silence et le calme à mes sens murmurants,
Repétris sous tes doigts mon argile odorante ;
Que, douce comme un chant au lit d’une mourante,
Ma voix redise encor ton nom durant les nuits ;
Ainsi de moi bientôt fuiront tous les ennuis ;
Ainsi, comme autrefois, la prière et l’étude
De leurs rameaux unis cloront ma solitude ;
Ainsi, grave et pieux, loin, bien loin des humains
Je cacherai ma vie en de secrets chemins,
Sous un bois, près des eaux ; et là, dans ma pensée
Regardant par-delà mon ivresse insensée,
Je reverrai les ans chers à mon souvenir
Comme un tableau souillé qu’on vient de rajeunir,
Et, soit que la bonté du maître que j’adore,
Un matin de printemps, sur mon seuil fasse éclore
Une vierge au front pur, au doux sein velouté,
Qui me donne à cueillir les fruits de sa beauté ;
Soit que jusqu’au tombeau, pèlerin sur la terre,
J’achève sans m’asseoir ma traite solitaire ;
Que mon corps se flétrisse, avant l’âge penché,
Et que je sois puni par où j’ai trop péché,
Qu’importe, ô Dieu clément ! ta tendresse est la même
Tu fais tout pour le bien avec l’enfant qui t’aime ;
Tu sauves en frappant ; — tu m’auras retiré
Du profond de l’abîme, et je te bénirai.
Juin 1829.