À mon ami Victor Hugo
Entends-tu ce long bruit doux comme une harmonie,
Ce cri qu’à l’univers arrache le génie
Trop longtemps combattu,
Cri tout d’un coup sorti de la foule muette,
Et qui porte à la gloire un nom de grand poète,
Noble ami, l’entends-tu ?
À l’étroit en ce monde où rampent les fils d’Ève,
Tandis que, l’œil au ciel, tu montes où t’enlèves,
Ton essor souverain,
Que ton aile se joue aux flancs des noirs nuages,
Lutte avec les éclairs, ou qu’à plaisir tu nages
Dans un éther serein ;
Poussant ton vol sublime et planant, solitaire,
Entre les voix d’en haut et l’écho de la terre,
Dis-moi, jeune vainqueur,
Dis-moi, nous entends-tu ? la clameur solennelle
Va-t-elle dans la nue enfler d’orgueil ton aile
Et remuer ton cœur ?
Ou bien, sans rien sentir de ce vain bruit qui passe,
Plein des accords divins, le regard dans l’espace
Fixé sur un soleil,
Plonges-tu, pour l’atteindre, en des flots de lumière,
Et bientôt, t’y posant, laisses-tu ta paupière
S’y fermer au sommeil ?
Oh ! moi, je l’entends bien ce monde qui t’admire.
Cri puissant ! qu’il m’enivre, ami ; qu’il me déchire !
Qu’il m’est cher et cruel !
Pour moi, pauvre déchu, réveillé d’un doux songe,
L’aigle saint n’est pour moi qu’un vautour qui me ronge
Sans m’emporter au ciel !
Comme, un matin d’automne, on voit les hirondelles
Accourir en volant au rendez-vous fidèles,
Et sonner le départ ;
Aux champs, sur un vieux mur, près de quelque chapelle,
On s’assemble, et la voix des premières appelle
Celles qui viennent tard.
Mais si, non loin de là, quelque jeune imprudente,
Qui va rasant le sol de son aile pendante,
S’est prise dans la glu,
Captive, elle entend tout : en bruyante assemblée
On parle du voyage, et la marche est réglée
Et le départ conclu ;
On s’envole ; ô douleur ! adieu plage fleurie ;
Adieu printemps naissant de cette autre patrie
Si belle en notre hiver !
Il faut rester, subir la saison de détresse,
Et l’enfant sans pitié qui frappe et qui caresse,
Et la cage de fer.
C’est mon emblème, ami ;… mais si, comme un bon frère,
Du sein de ta splendeur à mon destin contraire
Tu veux bien compatir ;
Si tu lis en mon cœur ce que je n’y puis lire,
Et si ton amitié devine sur ma lyre
Ce qui n’en peut sortir ;
C’est assez, c’est assez : jusqu’à l’heure où mon âme,
Secouant son limon et rallumant sa flamme
À la nuit des tombeaux,
Je viendrai, le dernier et l’un des plus indignes,
Te rejoindre, au milieu des aigles et des cygnes,
Ô toi l’un des plus beaux !