Le cœur en dérive
Salaün chantait sous les deux dolents :
— Las de son stérile et morne veuvage,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage
Avec les pluviers et les goélands.
« Prends garde ! » disaient les pluviers agiles.
Et les goélands disaient à leur tour :
« Prends garde ! La mer est comme l’amour :
N’y hasarde pas tes ailes fragiles. »
* *
Mais, insoucieux du gouffre béant,
Mon cœur est parti vers l’Île du Rêve.
Des filles rôdaient, pieds nus, sur la grève,
Fanant les prés roux du glauque océan.
La jupe roulée autour de leurs hanches,
L’œil hardi, le pas scandé d’un refrain,
On voyait glisser dans l’herbier marin
L’éclair sinueux de leurs formes blanches.
Et, sous leurs cheveux lissés en bandeau,
Ce pas cadencé des blanches faneuses
Avivait encor leurs chairs lumineuses
Qui transparaissaient dans les flaques d’eau.
Elles étaient trois, diverses par l’âge :
Guyonne au col souple, Hervine aux cils d’or,
Et celle qui semble un lys du Trégor,
Jossé, la plus jeune et la plus volage.
Hervine, Guyonne et Jossé, — mon cœur
Savoura longtemps leur grâce divine :
Guyonne est si svelte et si blonde Hervine !
Mais ce fut le lys qui resta vainqueur.
* *
Ah ! qu’avez-vous fait, troupe puérile,
Du fol oisillon qui venait vers vous ?
Ce cœur ingénu, ce cœur simple et doux.
Qu’allait-il, hélas ! chercher dans votre île ?
Des dragueurs passaient avec leurs chaluts.
J’ai dit aux dragueurs : « Le vent d’hiver gronde.
Que rapportez-vous de la mer profonde ?
— Rien qu’un pauvre cœur qui ne battra plus.
« Un pauvre cœur d’homme, un cœur en dérive.
Rencontré là-bas, devers Ouessant :
Les flots avaient l’air de rouler du sang ;
Des filles riaient, pieds nus, sur la rive.
« Et ce sang coulait du cœur transpercé
Et, tout en coulant de la plaie ouverte,
Ses rouges lacis traçaient sur l’eau verte
Le nom de la blanche et froide Jossé… »
* *
Dans les landiers gris, le long du rivage,
Salaün chantait sous les cieux dolents :
— Avec les pluviers et les goélands,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage…