La tête du comte
Les chandeliers de fer flambent jusqu’au plafond
Où, massive, reluit la poutre transversale.
On entend crépiter la résine qui fond.
Hormis cela, nul bruit. Toute la gent vassale,
Écuyers, échansons, pages, Maures lippus,
Se tient debout et roide autour de la grand’salle.
Entre les escabeaux et les coffres trapus
Pendent au mur, dépouille aux Sarrazins ravie,
Cottes, pavois, cimiers que les coups ont rompus.
Don Diego, sur la table abondamment servie,
Songe, accoudé, muet, le front contre le poing,
Pleurant sa flétrissure et l’honneur de sa vie.
Au travers de sa barbe et le long du pourpoint
Silencieusement vont ses larmes amères,
Et le vieux Cavalier ne mange et ne boit point.
Son âme, sans repos, roule mille chimères :
Hauts faits anciens, désir de vengeance, remords
De tant vivre au delà des forces éphémères.
Il mâche sa fureur comme un cheval son mors ;
Il pense, se voyant séché par l’âge aride,
Que dans leurs tombeaux froids bienheureux sont les morts.
Tous ses fils ont besoin d’éperon, non de bride,
Hors Rui Diaz, pour laver la joue où saigne, là,
Sous l’offense impunie une suprême ride.
Ô jour, jour détestable où l’honneur s’envola !
Ô vertu des aïeux par cet affront souillée !
Ô face que la honte avec deux mains voila !
Don Diego rêve ainsi, prolongeant la veillée,
Sans ouïr, dans sa peine enseveli, crier
De l’huis aux deux battants la charnière rouillée.
Don Rui Diaz entre. Il tient de son poing meurtrier
Par les cheveux la tête à prunelle hagarde,
Et la pose en un plat devant le vieux guerrier.
Le sang coule, et la nappe en est rouge. Regarde !
Hausse la face, père ! Ouvre les yeux et vois !
Je ramène l’honneur sous ton toit que Dieu garde.
Père ! j’ai relustré ton nom et ton pavois,
Coupé la male langue et bien fauché l’ivraie.
Le vieux dresse son front pâle et reste sans voix.
Puis il crie : Ô mon Rui, dis si la chose est vraie !
Cache la tête sous la nappe, ô mon enfant !
Elle me change en pierre avec ses yeux d’orfraie.
Couvre ! car mon vieux coeur se romprait, étouffant
De joie, et ne pourrait, ô fils, te rendre grâce,
A toi, vengeur d’un droit que ton bras sûr défend.
À mon haut bout siedstoi, cher astre de ma race !
Par cette tête, sois tête et coeur de céans,
Aussi bien que je t’aime et t’honore et t’embrasse.
Vierge et Saints ! mieux que l’eau de tous les océans
Ce sang noir a lavé ma vieille joue en flamme.
Plus de jeûnes, d’ennuis, ni de pleurs malséants !
C’est bien lui ! Je le hais, certe, à me damner l’âme !
Rui dit : L’honneur est sauf, et sauve la maison,
Et j’ai crié ton nom en enfonçant ma lame.
Mange, père ! Diego murmure une oraison ;
Et tous deux, s’asseyant côte à côte à la table,
Graves et satisfaits, mangent la venaison,
En regardant saigner la Tête lamentable.
Poèmes barbares