Les plaintes du cyclope
Certes, il n’aimait pas à la façon des hommes,
Avec des tresses d’or, des roses ou des pommes,
Depuis que t’ayant vue, ô fille de la Mer,
Le désir le mordit au coeur d’un trait amer.
Il t’aimait, Galatée, avec des fureurs vraies ;
Laissant le lait s’aigrir et sécher dans les claies,
Oubliant les brebis laineuses aux prés verts,
Et se souciant peu de l’immense Univers.
Sans trêve ni repos, sur les algues des rives,
Il consumait sa vie en des plaintes naïves,
Interrogeait des flots les volutes d’azur,
Et suppliait la Nymphe au coeur frivole et dur,
Tandis que sur sa tête, à tout vent exposée,
Le jour versait sa flamme et la nuit sa rosée,
Et qu’énorme, couché sur un roc écarté,
Il disait de son mal la cuisante âcreté :
Plus vive que la chèvre ou la fière génisse,
Plus blanche que le lait qui caille dans l’éclisse,
O Galatée, ô toi dont la joue et le sein
Sont fermes et luisants comme le vert raisin !
Si je viens à dormir aux cimes de ces roches,
A la pointe du pied, furtive, tu m’approches ;
Mais, sitôt que mon oeil s’entr’ouvre, en quelques bonds,
Tu m’échappes, cruelle, et fuis aux flots profonds !
Hélas ! je sais pourquoi tu ris de ma prière :
Je n’ai qu’un seul sourcil sur ma large paupière,
Je suis noir et velu comme un ours des forêts,
Et plus haut que les pins ! Mais, tel que je parais,
J’ai des brebis par mille, et je les trais moimême :
En automne, en été, je bois leur belle crème ;
Et leur laine moelleuse, en flocons chauds et doux,
Me revêt tout l’hiver, de l’épaule aux genoux.
Je sais jouer encore, ô Pomme bien aimée,
De la claire syrinx, par mon souffle animée :
Nul Cyclope, habitant l’Ile aux riches moissons,
N’a tenté jusqu’ici d’en égaler les sons.
Veuxtu m’entendre, ô Nymphe, en ma grotte prochaine ?
Viens, laissetoi charmer, et renonce à ta haine :
Viens ! Je nourris pour toi, depuis bientôt neuf jours,
Onze chevreaux tout blancs et quatre petits ours !
J’ai des lauriers en fleur avec des cyprès grêles,
Une vigne, une eau vive et des figues nouvelles ;
Tout cela t’appartient, si tu ne me fuis plus !
Et si j’ai le visage et les bras trop velus,
Eh bien ! je plongerai tout mon corps dans la flamme,
Je brûlerai mon oeil qui m’est cher, et mon âme !
Si je savais nager, du moins ! Au sein des flots
J’irais t’offrir des lys et de rouges pavots.
Mais, vains souhaits ! J’en veux à ma mère : c’est elle
Qui, me voyant en proie à cette amour mortelle,
D’un récit éloquent n’a pas su te toucher.
Vos coeurs à toutes deux sont durs comme un rocher !
Cyclope, que faistu ? Tresse en paix tes corbeilles,
Recueille en leur saison le miel de tes abeilles,
Coupe pour tes brebis les feuillages nouveaux,
Et le temps, qui peut tout, emportera tes maux !
C’est ainsi que chantait l’antique Polyphème ;
Et son amour s’enfuit avec sa chanson même,
Car les Muses, par qui se tarissent les pleurs,
Sont le remède unique à toutes nos douleurs.
Poèmes antiques