Élégie villageoise
… Jean Ruet aussi est mort;
Il avait vingt-quatre ans ;
C’était un gars de Saint-Ay
Dans les vignes, sur la Loire.
Jean Ruet a été tué !
Qui donc aurait pu croire
Que celui-là mourrait ?
Il était si vivant
Que c’était grand plaisir
De voir ce garçon-là,
Son nez humant l’espace,
Ses fins sourcils farceurs,
Ses gestes de danseur.
Et d’entendre son rire !
Son oeil, quand il lisait
La guerre dans les journaux,
Etait l’oeil de Panurge
Ecoutant Dindenault.
Et la belle santé
Excluant la rancune,
Nos grands chefs militaires
Excitaient sa gaîté.
Il est mort un matin
Qu’il pliait son grand corps
Pour saisir aux épaules
Un mort dans un boyau.
Un obus est tombé
Au bord du parapet
Et sa gerbe a criblé
Notre gentil Jean Ruet.
Sur le brancard j’ai vu
Son corps blanc et splendide
La mort n’avait pas pu
Abîmer sa poitrine.
Hélas ! j’ai vu ses traits
S’amincir et se fondre
Pendant qu’il répétait
L’adresse de sa mère.
Nous l’avons enterré
Dans un bas-fond d’Argonne;
J’ai vu trois jours après
L’eau qui couvrait la place.
Un dimanche matin pavoisé de lilas,
Vous traversiez un grand village.
Un bruit de rires et de verres
Venait d’une fenêtre ouverte.
Des enfants frais-lavés, tenant des sous,
Franchissaient le seuil des boutiques ;
Des gens en blouses empesées,
Bonnets blancs, chapeaux à cerises,
Descendaient avec de grands rires
D’une carriole garnie de chaises ;
Et sur la place communale,
Au milieu des tilleuls tout neufs,
Le vent parfumé soulevait
Pour les enfants, comme un complice,
Un coin de bâche encore tendue
Sur un mirobolant manège :
Cristaux, peluche et cuivre jaune.
Pour gagner les champs, si vous preniez
La ruelle où viraient les hirondelles,
Vous longiez un jardin et là vous pouviez voir,
Par dessus la clôture,
Jean Ruet qui apprenait à sa plusjeune soeur
La Valse du Printemps,
Tout en repiquant des salades.
Ou bien, longeant le mur de la maison,
Assailli des orties et des liserons,
Vous entendiez un cornet à piston
Qui reprenait dix fois, avec toujours plus d’âme.
Les deux mesures sentimentales et finales
Du grand morceau de la fanfare :
C’était Jean Ruet dans son grenier.
Le soir au bal, c’était Jean Ruet
Qui faisait danser et dansait ;
Et dans les vignes c’était Jean Ruet.
Qui enlaçait et embrassait.
Et ce compagnon au pressoir
Se prodiguant, c’était Jean Ruet.
Et ce paysan dans les champs
Au petit jour, c’était Jean Ruet.
Il était si vivant que c’était grand plaisir
De le regarder vivre !
Mais il est mort aussi,
Mort comme ses trois frères
Et encore beaucoup d’autres
De Saint-Ay sur la Loire;
Beaucoup d’autres aussi
En France, en Angleterre,
En Prusse et en Bavière,
En Flandre et en Russie.
Beaucoup d’autres Jean Ruet
Qui chantaient sur la Terre
En y plantant la vigne
Le houblon et le blé
Sans penser aux casernes.
Jean Ruet surtout est mort !
Ce ne sont pas les vieux
Ni les femmes ni les soeurs
Qui vont avoir le coeur
D’aller sarcler les vignes
Et tailler et soufrer !
Puisqu’il n’y a plus d’hommes,
Il n’y a plus besoin de vin :
Arrachez toutes les souches
Pour chauffer cet hiver
Vos coeurs deux fois transis.
Vieilles gens de Saint-Ay
Et de France et d’Europe,
Soignez pour vivre encore
Cent pieds de pommes de terre
Et envoyez vos filles
Travailler aux fabriques.