Les barbares

Émile Verhaeren
par Émile Verhaeren
0 vues
0.0

Làbas,
Parmi les Don, et les Dnieper, et les Volga,
Où la bise éternelle, à rude et sombre haleine,
Durcit la plaine ;
Et puis, làbas encor,
Où les glaçons monumentaux des Nords
Bloquent, de leurs parois hiératiques,
Les bords
Du fiord scandinave et du golfe baltique
Et puis, plus loin encor, plus loin toujours.
Sur les plateaux d’Asie
Où les rocs convulsés dressent leur frénésie
Jusqu’à barrer le jour,
Les barbares voyaient un merveilleux mirage,
Tenace et obsédant,
Se déplacer vers l’Occident,
De route en route, et d’âge en âge.

Après, hardis, aventureux,
Ils se le désignaient en s’exaltant entre eux.
Les plus ardents partaient à travers monts et plaines
Ils dérobaient des chars et des peaux et des laines
Et s’engouffraient dans l’inconnu et ses dangers.
Des foules se joignaient à l’appel passager
Qu’ils lançaient aux échos du haut de leurs montures ;

Les chefs étaient de haute et compacte stature :
Leurs longs cheveux nattés battaient leurs torses roux ;
Ils se disaient issus des aurochs ou des loups.
Ô ces brusques départs de hordes violentes
Se ruant à l’assaut de la terre tremblante,
Ces blocs errants et lourds de peuples rassemblés,
Et ces trots de chevaux sur les pays brûlés,
Et ces rapts dans la nuit, sous la lune et les astres,
Et ces rires dans le carnage et les désastres,
Et, tout à coup,

Tous ces fourmillements et ces tumultes fous
Laissant crouler leurs montagnes de cris et d’hommes
Vers Rome !

Ils la virent, un soir, dormir sur ses deux bords :
Ses collines la soutenaient, lasse et vieillie,
Mais le soleil jusqu’où sa gloire était jaillie
Semblait changer ses toits en longs boucliers d’or
Comme pour la défendre à cette heure dernière.
Le Capitole étincelait dans la clarté
Et, malgré tout, dardait encor sa volonté
De rester ferme et droit et pur sous la lumière.
Les barbares se désignaient, dans le lointain,
Le palais des Césars où vivait Augustule
Et, parmi les frontons ardents du Janicule,
Les hauts gestes des dieux barrant le ciel latin.
Ils hésitaient devant la suprême bataille :
Leur esprit trouble et lourdement mystérieux
Sentait comme un effroi brusque et contagieux
Sortir des blocs fendus de l’antique muraille.
Des prodiges apparaissaient sur les maisons :
Des nuages soudains et pareils à des aigles
Se levaient en tumulte et s’envolaient sans règle
Et, tour à tour, quittaient ou gagnaient l’horizon.

Et quand la sombre nuit voilà la voûte éteinte,
De toutes parts, sur les terrasses et les tours,
Des feux multipliés y maintinrent le jour
Et jetèrent au coeur des Hérules la crainte.
Ils ne retrouvaient plus dans leurs muscles l’élan
Qui les portait, depuis les temps tumultuaires
Qu’ils avaient dû quitter l’autre bout de la terre.
Leur corps s’alanguissait, torpide et indolent,
Ils erraient par les monts et les forêts tranquilles,
Ne cherchant qu’un abri sous les arbres épais,
Et qu’à flairer de loin, dans le vent qui passait,
L’énorme et chaude odeur qui montait de la ville.

La faim
Les fit sortir des bois et les rendit enfin
Maîtres des destinées.

La victoire sans grand effort fut moissonnée.
Déjà
Ils parcouraient la ville en y semant la flamme,
Qu’ils ressentaient encor dans le fond de leur âme
La frayeur d’être là ;
Mais les vins absorbés, et les viandes rouges,
Mais la chair que Subure étalait dans ses bouges,
Mais les ors flamboyant de palais en palais
Leur donnèrent soudain l’audace qu’il fallait,
Pour abattre l’orgueil millénaire de Rome.

Ô cette heure qui clôt une ère et la consomme !
Et qui surveille, et qui écoute, et qui entend
Chaque empire tomber plus lourd au fond du temps !
Ô ces siècles armés, qui tout à coup s’écroulent !
Ces flux et ces reflux de rages et de foules,
Et ces fracas de fer et d’or sous le soleil !
Ô ces coups de marteaux sur des marbres vermeils,
Ces corniches de gloire et de beauté vêtues
Broyant, en s’abattant, les bras de leurs statues,
Et ces trésors vidés, et ces coffres fendus,
Et ces poings dans le meurtre et le viol tordus,
Et ces plaintes, et ces râles contre des portes,
Et ces amas encor tièdes de vierges mortes,
Et leurs regards d’effroi, et leurs bouches, gardant
Des poils roux arrachés, dans l’étau blanc des dents.
Et la flamme rôdeuse, et tout à coup grandie,
Et lançant jusqu’au ciel ses meutes d’incendie !

Les rythmes souverains

Émile Verhaeren

Qu’en pensez-vous ?

Partagez votre ressenti pour Émile Verhaeren

Noter cette création
1 Étoile2 Étoiles3 Étoiles4 Étoiles5 Étoiles Aucune note
Commenter

Rejoignez-nous et laissez vos mots s'envoler comme des papillons, comme le faisait Desnos.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Découvrez d'autres poèmes de Émile Verhaeren

Nouveau sur LaPoesie.org ?

Première fois sur LaPoesie.org ?


Rejoignez le plus grand groupe d’écriture de poésie en ligne, améliorez votre art, créez une base de fans et découvrez la meilleure poésie de notre génération.