Les Amants de la Liberté
I
Il est de par le monde une vierge proscrite,
Etre toujours maudit & toujours redouté,
Fuyant sous les clameurs d’une foule hypocrite
Qui peut tout lui ravir, hors l’immortalité.
Elle est belle, & pourtant son radieux visage
S’assombrit, traversé par des plis soucieux :
On dirait un superbe & morne paysage
Où l’ombre se répand sur l’or changeant des cieux.
Elle a pris ses pâleurs à la Mélancolie,
Et sa joue a blêmi comme sous un affront ;
Sur ses épaules flotte une pourpre avilie ;
La couronne d’épine est saignante à son front.
Et cependant, autour de la triste exilée,
De l’humble mendiante aux pieds nus, plus nombreux
Que les beaux chevaliers épris de la mêlée,
Se presse avidement tout un peuple amoureux.
II
Jamais dans ses festins Cléopâtre adorée
Ne jeta dans les sens de désirs plus fougueux
Que cette vagabonde aux reines préférée,
Plus triste que les serfs, plus pauvre que les gueux..
Combien de cavaliers qui guettent sa venue,
Rêveurs enfants du Nord, ardents fils du Midi,
Jeunes gens éblouis d’une flamme inconnue,
Grands vieillards dont le sang ne s’est point refroidi !
Rien ne peut arrêter ces preux enthousiastes,
Enivrés de leur vol ainsi que le faucon,
Ni les amis craintifs songeant aux jours néfastes,
Ni leur maîtresse en pleurs qui se penche au balcon.
La vie à leurs désirs s’abandonnait facile ;
Des appels de baisers les poursuivaient dans l’air :
Ils pouvaient s’assoupir aux grottes de Sicile,
Bercés par le murmure onduleux de la mer.
Ils pouvaient, fascinés par l’aigrette des casques,
Suivre, fiers meurtriers, la Guerre aux durs sabots ;
Les carnavals rieurs leur présentaient des masques,
Et devant eux l’Orgie allumait ses flambeaux.
L’un eût fait resplendir sa ducale couronne
Aux accords du clairon saluant son réveil ;
L’autre eût vécu sans trouble, indolent lazzarone,
Convive de l’été, familier du soleil !
Quand un rêve entrevu nous souffle ses vertiges,
Le réel semble vide au cœur bien résolu…
Vainement le bonheur leur montrait ses prestiges :
Le bonheur est vulgaire… ils n’en ont pas voulu.
III
Ces hommes, ces héros, ils n’ont qu’une pensée
Qui fait l’âme indomptable & le nom immortel :
C’est de nous ramener leur grande fiancée
Pour lui donner enfin son temple & son autel.
Dans les âpres sentiers longtemps ils l’ont suivie,
Quand soudain l’atteignant & tombant à genoux,
Ils lui disent : « A toi notre âme & notre vie !
« Mère de nos esprits, viens, oh ! viens avec nous. »
Le chœur passionné frappe aux portes des villes,
Jaloux de révéler son amour éternel,
Et de purifier les consciences viles
Par un de ces regards plus limpides qu’un ciel.
Et partout, offensés par sa fière démarche,
Les hommes, trop pervers ou trop bas pour l’aimer,
Avec des cris railleurs lui disent : « Marche, marche ! »
La porte des cités demande à se fermer.
Mais que lui font ces nains, ces porteurs de rapières,
Ces insulteurs sacrés aboyant sur ses pas,
Et jusqu’à ces enfants qui lui jettent des pierres ?
Ses vrais, ses chers amants ne l’abandonnent pas.
Pour porter les couleurs de cette fugitive
Combien ont abjuré les splendeurs d’une cour !
Combien ont renié leur famille craintive !
Soyez bénis, vaillants insensés de l’Amour.
IV
Soyez encor bénis, vous qui suivez l’amante
Loin du pays natal où fleurit l’oranger,
Qui l’escortez partout où siffle la tourmente
Et trempez de vos pleurs le pain de l’étranger.
Souvent c’est dans une île & lointaine & sauvage,
Où Prospéro jamais ne rencontre Ariel,
Que vous errez pensifs sur le morne rivage,
Sans autres compagnons que la mer & le ciel.
Et vous criez souvent à la brise qui passe,
Au nuage rapide, au léger remorqueur,
Aux goëlands fuyards qui traversent l’espace,
D’emporter au pays un peu de votre cœur.
Là-bas sont les trésors, là-bas sont les reliques,
La maison du berceau, la maison de l’hymen,
Les murs témoins des jours gais ou mélancoliques,
Les monts gravis à deux en se donnant la main.
Là-bas c’est le passé, là-bas c’est la Patrie,
Doux mirages troublant les cœurs irrésolus…
Mais le regard se tourne avec idolâtrie
Vers l’invisible Amante, & l’on n’hésite plus.
C’est qu’ils savent aimer, tous ces êtres qu’attire
Comme un enchantement le dur combat du sort.
Leur âme frémissante appelle le martyre ;
Ils quêtent sans relâche un regard de la Mort.
Et, sur les échafauds que la foule peureuse
Cerne avec la stupeur du morne hébétement,
Ils proclament le nom de leur grande amoureuse ;
Leur dernière parole est un dernier serment.
Ah ! ne les plaignons point ces martyrs héroïques,
D’un admirable espoir saintement abusés :
Ils ont pu contempler la vierge aux yeux stoïques
Et sentir sur leurs fronts descendre ses baisers.
Lutteurs, ils combattaient pour venger sa querelle ;
Pauvres, ils ont subi sa noble pauvreté ;
S’ils souffraient ici-bas, ils ont souffert pour elle.
La douleur idéale est une volupté.
Mais toi, qui donc es-tu, proscrite bien-aimée,
Pour qui les dévoûments ne se peuvent tarir.
Toi qui de tes amants sais te faire une armée,
Et pour qui les meilleurs sont joyeux de mourir ?
Ah ! tu mérites bien tous ces fiers sacrifices,
Toi qui viens affranchir l’ingrate humanité,
Génie impénétrable à l’effroi des supplices,
Amante des grands cœurs, divine Liberté.