Quand dans le brouillard…
Quand dans le brouillard qui faisait luire la boue
où nageaient les lumières des grands magasins,
je m’arrêtais en face des tuyaux de zinc
de ta maison ancienne où, la lampe à la joue,
tu brodais à côté de ton petit serin,
l’odeur des îles sortait par les fentes roses
de la fenêtre à carreaux verts, et je sentais
que nous avions vécu bien avant d’être nés
dans une colonie qu’une mer drôle arrose,
et il me semblait encore que j’y étais.
Je voyais de la rue les placards qui luisaient.
Le salon était vieux sans doute et des insectes
sous des épingles très longues avaient des têtes
luisantes et noires. Ils étaient tout usés :
dans le cadre étaient en débris leurs dures ailes.
Par cette journée triste tout ça me revient,
car il fait mauvais temps encore et, dans ma chambre,
il tombe du jour gris pareil à de la cendre.
Toi, les insectes, la lampe, vous êtes loin.
Je me souviens du mois qu’on appelle Novembre.
Si tu lisais ceci tu ne comprendrais pas :
et cependant si tu pouvais comprendre et lire
tu penserais aussi aux contrées exotiques,
aux colonies en jasmin et en chocolat
où allaient d’importants et lourds vaisseaux antiques.
Quand je serai mort, si quelqu’un trouve ces vers :
qu’il aille près des quais d’une ville et te cherche ;
qu’il t’explique ce que l’on appelle un poète
et que là-bas des oiseaux d’or sont sur la mer
où nous avons vécu, amie, avant de naître.
Tu ne comprendras pas ces explications.
Tu seras ramollie et prendras du tilleul
en petit bonnet vieillot et, dans mon cercueil,
je tremblerai d’avoir eu pour toi la passion
du poète à qui ne reste plus que l’orgueil.
J’ai voulu, par orgueil, dédier quelques vers
à une personne comme toi, douce, tendre,
absolument incapable de les comprendre.
Près du vieux feu il y a le bruit de la mer.
Tu es douce comme la Fête-Dieu qui chante.
1895.