Aux amputés de la guerre
A quoi pensez-vous, ô drapeaux
De nos dernières citadelles,
Vous qui comptez plus de corbeaux
Dans notre ciel que d’hirondelles ?
A quoi penses-tu, laboureur,
Qui, dans un sillon de charrue,
Te détournes devant l’horreur
D’une tête humaine apparue ?
A quoi penses-tu, forgeron,
Quand ton marteau rive des chaînes ?
A quoi penses-tu, bûcheron,
En frappant au cœur les vieux chênes ?
La nuit, quand le vent désolé
Pousse au loin sa plainte éternelle,
Sur le rempart démantelé,
A quoi penses-tu, sentinelle ?
Et, sur vos gradins réguliers,
Vous, chère et prochaine espérance,
A quoi pensez-vous, écoliers,
Devant cette carte de France ?
– Car, hélas ! je sens que l’oubli
A suivi la paix revenue,
Que notre rancune a faibli,
Que la colère diminue.
Prenons-y garde. Les drapeaux
Se fanent, roulés sur la hampe ;
Et ce n’est pas dans le repos
Qu’une bonne haine se trempe.
Le serment contre ces maudits,
Il faut pourtant qu’il s’accomplisse ;
Et déjà des cœurs attiédis
La nature se fait complice.
Le printemps ne se souvient pas
Du deuil ni de l’affront suprême ;
Et sur la trace de leurs pas
Les fleurs ont repoussé quand même.
Le pampre grimpant rajeunit
La ruine qui croule et tombe,
Et la fauvette fait son nid
Dans le trou creusé par la bombe.
La haine est comme les remords :
Avec le temps elle nous quitte,
Et sur les tombeaux de nos morts
L’herbe est trop haute et croît trop vite !
Mais vous êtes là, vous, du moins,
Pour nous rafraîchir la mémoire,
Ô blessés, glorieux témoins
De leur effroyable victoire.
Défendez-nous, vous le pouvez,
Des molles langueurs corruptrices ;
Car les désastres éprouvés
Sont écrits dans vos cicatrices.
Amputés, ô tronçons humains,
Racontez-nous votre martyre,
Et de vos pauvres bras sans mains
Apprenez-nous à mieux maudire !