Le petit épicier
C’était un tout petit épicier de Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
On le voyait debout derrière son comptoir,
En tablier, cassant du sucre avec méthode.
Tous les huit jours, sa vie avait pour épisode
Le bruit d’un camion apportant des tonneaux
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux ;
Et, le reste du temps, c’était dans sa boutique,
Un calme rarement troublé par la pratique,
Servante de rentier ou femme d’artisan,
Logeant dans ce faubourg à demi paysan.
Ce petit homme roux, aux pâleurs maladives,
Était triste, faisant des affaires chétives
Et, comme on dit, ayant grand’peine à vivoter.
Son histoire pouvait vite se raconter.
Il était de Soissons, et son humble famille,
Le voyant à quinze ans faible comme une fille,
Voulut lui faire apprendre un commerce à Paris.
Un cousin, épicier lui-même, l’avait pris,
Lui donnant le logis avec la nourriture ;
Et, malgré la cousine, épouse avare et dure,
Aux mystères de l’art il put l’initier.
Il avait ce qu’il faut pour un bon épicier :
Il était ponctuel, sobre, chaste, économe.
Son patron l’estimait, et, quand ce fut un homme,
Voulant récompenser ses mérites profonds,
Il lui fit prendre femme et lui vendit son fonds.
– Quand on trouve un garçon pareil, il faut qu’on l’aide
Disait-il.
La future était aisée et laide,
Mais ce naïf resta devant elle tremblant ;
Et quand il l’amena, blonde en costume blanc,
La boutique aux murs noirs lui parut toute neuve.
Or sa mère, depuis quelques mois, était veuve.
Vite il l’alla chercher et lui dit, triomphant :
– Viens donc, tu berceras notre premier enfant.
C’était déjà son rêve, à cet homme, être père !
Mais il ne devait pas durer, le temps prospère :
Sa femme n’aimait pas le commerce ; elle était
Hargneuse, lymphatique et froide ; elle restait
A l’écart et passait des heures dans sa chambre.
De sa boutique ouverte au vent froid de décembre,
Lui ne pouvait bouger, mais ne se plaignait pas ;
Car sa mère, en bonnet et tricotant des bas,
Était là, toute fière et de son fils et d’elle,
Tandis qu’il débitait le beurre et la chandelle.
Donc il était encor satisfait comme ça.
Mais, dans un mauvais jour, sa femme s’offensa
De ce qu’il ne rut pas seul comme elle, et l’épouse,
– Vieille histoire, – devint de la mère jalouse.
Celle-ci comprit tout :
– Mon enfant, j’avais cru,
Lui dit-elle, pouvoir bien vivre avec ma bru.
Mais, à la fin, il faut que je le reconnaisse,
Je la gêne et ne puis plaire à cette jeunesse.
Je retourne à Soissons, vois-tu, cela vaut mieux.
Elle dit, de l’air doux et résigné des vieux,
Et partit, sans pleurer, mais affreusement triste.
Hélas ! il n’avait pas ce qui fait qu’on résiste.
Il consentit, devint plus morose qu’avant
Et pria, tous les soirs, pour avoir un enfant.
Car c’était là son but, décidément. Ce rêve,
Cet instinct, ce besoin le poursuivait sans trêve,
Il n’avait qu’un désir, il n’avait qu’un espoir :
Être père ! c’était son idéal. – Le soir,
Quand un noir ouvrier, portant un enfant rose,
Entrait dans sa boutique acheter quelque chose,
Soudain il se sentait plein d’attendrissement.
Mais les ans ont passé, lentement, lentement.
Il comprend aujourd’hui que ce n’est pas possible ;
Il partage le lit d’une femme insensible,
Et tous les deux ils ont froid au cœur, froid aux pieds.
– Ah ! les rêves aussi durement expiés
Allument à la longue un désespoir qui couve !
Cet homme est fatigué de l’existence. Il trouve,
– Où de pareils dégoûts vont-ils donc se nicher –
La colle et le fromage ignobles à toucher.
Il hait le vent coulis qui souffle de la rue,
Il ne peut plus sentir l’odeur de la morue,
Et ses doigts crevassés, maudissant leur destin,
Ont trop froid au contact des entonnoirs d’étain !
Pourtant il brille encore un rayon dans cette ombre.
Derrière son comptoir, seul, debout, le cœur sombre,
Quand il casse du sucre avec férocité,
Parfois entre un enfant, un doux blondin, tenté
Par les trésors poudreux du petit étalage.
Dans la naïveté du désir et de l’âge,
Il montre d’une main le bonbon alléchant
Et de l’autre il présente un sou noir au marchand.
L’homme alors est heureux plus qu’on ne peut le dire
Et, tout en souriant, – s’ils voyaient ce sourire,
Les autres épiciers le prendraient pour un fou, –
Il donne le bonbon et refuse le sou.
Mais aussi, ces jours-là, sa tristesse est plus douce ;
S’il lui vient un dégoût coupable, il le repousse ;
Il rêve, il croit revoir sa mère qui partit,
Soissons, et le bon temps, quand il était petit.
Le pauvre être pardonne, il s’apaise, il oublie,
Et, lent, casse son sucre avec mélancolie.