La Peur, la Faim. et Quelques Autres Morsures – Prose

Géo Norge [Georges Mogin]
par Géo Norge [Georges Mogin]
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Chez Norge. tout commence avec la peur. Une peur parfois identifiée avec précision, mais pas souvent. Lui coller une étiquette serait sans doute se donner l’illusion de la

circonvenir et de l’asservir. Dangereuse illusion d’entomologiste : elle est tour-jours là. et nous colle à la peau. C’est la peur, qui vaut toutes les peurs (« C’est surtout la

peur ordinaire. / C’est surtout la peur de la peur / Avec son bric-à-brac ». F., Poltron, p. 88). Si la peur nous est ainsi consubstantiellc. c’est donc qu’elle est liée à

notre existence même. L’angoisse, c’est d’être au monde.
Entre le monde et l’homme, ce n’est donc pas d’emblée une histoire d’amour heureux. Ça grince et ça coince. Nostalgie d’un accord perdu ? Ou soif d’un accord à naître ?

On ne sait. Ce qu’on sait, en tout cas. c’est que la confrontation de l’homme et du monde fait paradoxalement coexister le remède et la souffrance. Ou. plus précisément, elle

refuse le remède au moment même où la souffrance l’imagine. Ce paradoxe porte un nom : le désir. On ne désire que ce que l’on a eu. ce que l’on n’a pas mais que l’on

connaît ou que l’on imagine. Elan de l’être en dehors de lui. le désir le condamne à l’inassouvissement.
Si la peur est universelle, sans objet précis, c’est que le désir est lui-même infini. Paraphrasant Chesterton. Norgc nous rappelle qu’« une seule chose est nécessaire

: tout ».
Ces deux thèmes fondamentaux – l’angoisse et le désir – sont puissamment servis, chez Norge. par deux réseaux d’images. D’un côté, le noir et le mur : de l’autre, la

faim et la morsure.
L’homme norgien est donc double : si le monde est son domaine, pâture où il va paître ses faims, ce monde lui est aussi impropre, au point de lui apparaître comme une prison

obscure.
De toutes les peurs, la plus profonde et la plus irraisonnablc est sans doute celle du noir. Ce noir que l’on peuple de tous les esprits, de tous les dangers. Plus terrible que tout ce qu’il

contient, parce qu’il est la potentialité même. Qui fait peur dans l’étrange locution il fait peur’! (« Une chanson bonne à mâcher / Quand il fait noir, quand il

fait peur», R., Une chanson, p. 17). A qui donc se raccrocher? («Maman, quelle obscurité! / Oh. dans tout ce noir, j’ai peur». Q.V., Concerto, p. 420).
Mais au delà du noir-contenant, il y a un noir-contenu. La physique nous apprend que le noir n’est pas une couleur, mais l’absence de toute couleur, de ces couleurs dont le blanc est la

somme. Que l’obscurité abrite le néant n’est-il pas pire que de la peupler de loups-garous. de sorcières ou de gnomes ? Est-ce ce divorce entre l’être et le néant

qu’expriment ces vers du Gros Gibier? : « Il fait si noir dans le noir. / Il fait si chien dans la pluie. / Ça vous colle aux dents, la suie, / Ça désespère,

l’espoir» [Les chiens, p. 147). Ce noir-là. il n*est pas à l’extérieur, il est peut-être en nous, comme la peur qui y vit.
Si nous participons à ce grand « il » anonyme qui fait peur et qui fait noir, le mur – seconde figure de l’inadéquation de l’homme et du monde – est aussi en nous, car nous

le fabriquons.
La prison, avec tout son attirail – les barreaux, les serrures, les chaînes, les gonds, les boulets, les pichets et les rats -, est la manifestation achevée du mur. Tout un chapitre

des Quatre Vérités s’intitule : Prisons, suppliées. Le supplice, c’est d’être séparé. Mais séparé de quoi ? De tout, sans doute, et définitivement,

comme nous le fait savoir l’inusable «deuxième barreau de droite» de telle Prison (Q.V.. pp. 382-383). Mais peut-être aussi de rien. Derrière le mur. il y a

peut-être un autre mur. ou le néant.
Le mur. comme tous les autres symboles norgiens, a double valeur. Instrument de supplice, il peut aussi être protection : « Non. n’ouvre pas cette porte. / Ca donne sur l’océan

… / Ca donne sur des cloportes… / Pas compris ? Sur le néant ! (…) Au bonheur des maisonnées. / Il faut des portes fermées » (L.V.. La Porte, p. 195). Protection qu’on

se crée et qui est évidemment illusoire. Un mur ne rend pas le monde plein : quatre murs ne suffisent pas à apaiser la faim universelle. C’est donc en nous qu’est le mur. comme

le noir.
Souvent, néant et prison se compénètrent. dans la symbolique norgienne : le monde est un « néant bloqué de remparts» (Q.V., Donc, mouche, p. 389). « ce

profond noir méchant des barreaux/ Et de muraille à tout élan des ailes » (Q.V.. Les barreaux, p. 383). Que notre responsabilité dans la profondeur de ce néant et

dans l’hostilité des murs soit engagée est manifeste : « Non. le prisonnier ne saura jamais / Qu’il aurait suffi d’une note ailée / Pour jeter à bas son cruel palais /

La longueur du temps, les grilles forgées / Et boire la mer à pleines gorgées » (G.G.. Les murs. p. 118).
Deux images obscurément transparentes, pour dire le désaccord entre l’homme et le monde et, en définitive, entre l’homme ei lui-même. Mais ce ne sont pas les seules. Un

troisième réseau de figures vient renforcer la thématique de l’enfermement : c’est celui de la blessure. Que de sentiments qui « griffent et qui lancinent », que de

morsures, que de morts pileuses (« Un crampon dans le sapin. / Le nœud est déjà tout lisse / Louis, ton chagrin s’y glisse. / Pends-le bien». G.G., Le pendu, p. 102).

que de morts ignominieuses (« Quand tu répondais oui. on te coupait la tète. / quand tu répondais non. on te coupait le cou. / (…) Le poil de vérité se portera

beaucoup / Cet hiver», G.G.. De vérité. p. 107)! Que d’yeux crevés et de jambes coupées (G.G., Trop tard), de guerres entre villages (G.G.. Ennemis), et surtout que de

sang ! (« Les dieux se lavent / L’œil et le jabot / Dans le sang d’esclave». G.G.. La loi. p. 111). Les objets eux-mêmes participent de cette agressivité

générale : du couteau et de la lance (« De couteau, la rouge histoire / Soufflait sur la plaine en gel », G.G.. De couteau, p. 124 : « Comment va le fer de lance qui se

plaît dans ton poumon ? », Les chiens, p. 147) jusqu’à tous ces instruments de la coupe et de la taille, de la frappe et de la fauchaison qui peuplent, comme innocemment, Le

petit non (G.G., p. 133).
Dans ce registre de la blessure et de l’agression, une place privilégiée doit être faite à la morsure, figure dont nous verrons plus loin toute l’ambiguïté:

blessure retenue, destruction lente (« Quand Bérénice eut rongé sa douleur, / Mangé, rongé de larmes et de griffes …. G.G.. Ronge-cœur. p. 106), ingestion

commencée, la morsure participe à la fois de la torture et de la réconciliation. Comment s’étonner, alors, de voir le mot. ou l’instrument, accompagné de mots renvoyant

à des sentiments complexes? «On connaît vos dents, doux carnassiers» (G.G., Affaires, p. 126)…
C’est ici que terreur et faim se rencontrent. La faim est dévorante (« Moi je dis que tout est bien :/ La dent veut de la carcasse. / On est du parti des chiens». G.G., La chasse

à courre, p. 130). et de tous les carnivores, l’homme est le plus avide : « Le gai carnivore / Au dieu qu’il adore / Gloussant, / Réclame en naissant / La chair et le sang, / Le

sang» (R.. Carnivore, p. 13). Norge ne veut-il nous signifier que ceci, que l’homme est dans la nalure. et que ia grande loi y est de manger pour vivre, cl d’être mangé ? Ce

serait peut-être la morale toute de bon sens de la fable Lu faune (F.,p. 62) si la soif de sang ne s’y disait si nettement. Et. surtout, si le mouvement de devoration ne contaminait, chez

Norge. l’univers tout entier, et pas seulement le monde du vivant. Si le chasseur est cruel. « C’est la faute aux saines lois / Des terres, des ciels voraces » (G.G., La chasse à

courre, p. 130). et le néant lui-même «n’arrête pas de mâcher» (Q.V.. Tout cl rien. p. 375). Il faut donc interroger et la faim et la devoration. La faim, comme la

soif qui lui est liée, peut d’abord être lue comme une métaphore du désir. Ces besoins – des plus primaires, comme l’était le sentiment de la peur – sont donc infinis,

comme est infini le désir: «Tout bu. toute l’eau / Des mers sonores / El le cœur dit : ô, / J’ai soif encore » (R.. Les quaires éléments, p. 29). La faim sera

donc plurielle, sans objet précis et sans siège individualisé. Famines, au pluriel, fait le titre d’un des recueils de Norge. Et la famine, c’est la faim collective, et

poignante.
Mais il en va de la faim comme du mur : son statut est double. Si la faim figure l’impuissance, avec au boui la mon. elle est aussi une manière d’éprouver l’existence. Le ventre qui

se tait se fait oublier ; mais celui qui crie se rappelle à nous. Signe de l’existence, la faim est aussi point d’appui pour un élan (n’est-ce pas là. d’ailleurs, que s’originc

toute l’inventivité des hommes ?). D’où ce paradoxe de la famine déclencheuse de quête : rien ne peut l’assouvir (puisqu’elle est infinie), mais tout peut y venir

répondre. Mieux : c’est la faim qui suscite la nourriture, puisqu’elle transforme l’objet quelconque en objet comestible. Désir, et donc angoisse, la faim est aussi création :

« Famine, moi je prends ton sein : / Bon sein de Famine m’allaite » (F.. Tout ou rien, p. 60).
Si la faim est paradoxale – à la fois négativité et positivité -. il faut s’attendre à ce que la devoration. qui semble lui être conséquente, le soit aussi.

Dans un premier temps, la devoration semble bien être une riposte : une riposte par la morsure à la morsure de l’univers. Riposte qui n’est pas, que le fait de l’homme : dans ce

monde, une rose va bien au delà de ce que ses épines lui permettent dans la tradition populaire : « Rose fouettée de soleil. (…) Tant qu’épine devient dent, / Que

douceur devient colère. / Que rose devient vipère» (F., Rose foueliée. p. 65). En réponse aux implacables Lois (G.G., p. 111). il y aura la rébellion : au

delà de la résignation devant le « manger et être mangé ». il y a le « mordre pour n’être pas mangé ». Réponse réflexe,

négativité contre négativité. Mais l’acte engendrera une positivité. en instituant avec le monde un nouvel accord. C’est ce que nous verrons plus loin.
Pour l’instant, observons que la peur, l’emprisonnement, la morsure sont les manifestations matérielles d’une abstraction qui tue plus sûrement que n’importe quel couteau. Ce qui tue

quotidiennement, c’est la limite, la dimension. Le temps, la distance et la pesanteur. Mur et temps sont liés (« la longueur des murs, la longueur du temps ». G.G.. Les murs. p.

118). non seulement pour limiter, mais aussi pour détruire. Ce qui constitue l’excès même de la limitation (« la longueur de mort / la longueur du temps ». id.).

Invisible et anonyme, mais inexorablement présent comme le bourdonnement familier des mouches, le temps distille la mort (« Au vaste juillet ronronne / L’invisible mouche à vent.

/ Voilà le seul bruit que donne / Le temps ». G.G.. Les mouches, p. 129). Quant à la pesanteur, c’est elle qui est à l’origine de la quête d’Icare, mythe que Norge

exploite – après Ovide et Tansillo. mais avant Queneau et Benoziglio – dans un de ses plus beaux recueils (En combattant la pesanteur, en se faisant être vertical, le mystérieux

héros du Sourire d’Icare exprime son désir infini d’espace infini. Mais il ne trouvera sa victoire, signifiée par le sourire, que dans l’échec impliqué par son

mouvement). Les limites ne sont pas seulement celles de la matière. La connaissance est. elle aussi une dimension finie. Elle n’est donc qu’un leurre, pour celui qui a faim de tout.

Modalité du désir (dont elle partage l’ambiguité : on ne peut vouloir connaître que ce que l’on soupçonne), la connaissance joue à imposer un ordre –

dérisoire – à un univers sans ordre en soi (« Pas de question. pas de réponse. Tout brille par l’absence. En somme, l’univers est impensable». C.B.. La statue, p. 492).

C’est donc peut-être elle qui crée le plus subtil des emprisonnements. Car qu’est-ce au fond qu’une prison, sinon un monde trop ordonné, l’ordre poussé jusqu’à sa

perfection? Et le destin de toute perfection semble bien de tendre au néant. C’est en tout cas la conclusion de Uhu-Dieu : « Puis Ubu s’engloutit de toucher au suprême… Toute

perfection se dévore elle-même» (G.G., p. 104).

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