Martin vit
Je voudrais oublier ! et, dispersant mon âme
Comme un troupeau de daims qu’on disperse au hallier,
Dans les jardins d’oubli découvrir un dictame !
Je voudrais oublier.
Pour chasser mon souci recourons à l’enfance ;
Le ciel pour elle encor ne s’est point obscurci :
Allons, enfants, jouez !… qu’un jeu soit ma défense
Pour chasser mon souci.
Vous connaissez ce jeu circulaire et folâtre,
Où, de mains en mains fuit, léger courrier de feu,
Le brin, tout rouge encor, qu’on retire de l’âtre ;
Vous connaissez ce jeu.
L’étincelle reluit. Vite ! enfants, prenez place,
Tous en cercle ! et, joyeux, qu’un refrain, dans la nuit
Accompagne en son vol, avant qu’elle s’efface,
L’étincelle qui luit.
— Martin vit-il ?
— Vit-il toujours ? — Toujours il vit.
— Oui, car il luit.
— L’homme sourit.
— Rit-il toujours ? — Toujours il rit.
— L’homme alors vit,
— Son pied s’enfuit.
— Fuit-il toujours ? — Toujours il fuit.
— S’il marche, il vit.
— Sa main construit.
— Construit toujours ? — Toujours construit.
— S’il fonde, il vit.
— L’œil cherche et lit.
— Lit-il toujours ? — Toujours il lit.
— S’il voit, il vit.
— Sa voix médit.
— Dit-il toujours ? — Toujours il dit.
— S’il parle, il vit.
— Son rêve il suit.
— Suit-il toujours ? — Toujours il suit.
— S’il pense, il vit.
— Son feu lui nuit.
— Nuit-il toujours ? — Toujours il nuit.
— S’il brûle, il vit.
— Son cœur gémit.
— Gémit toujours ? — Toujours gémit.
— S’il pleure, il vit.
— Tant qu’espoir luit…
(— Luit-il toujours ? — Toujours il luit.)
— Tout encor vit ;
— Mais lorsqu’il gît…
(— L’espoir gît-il ! — Hélas ! il gît !)
— Plus rien ne vit !
Enfants, qu’avez-vous fait ? A mon âme inquiète
Votre voix paraît triste et de pensers cuisants
Tu repeuples mon âme, ô chanson indiscrète…
Qu’avez-vous fait, enfants ?
Loin de me consoler, ce riant badinage
Jusqu’au fond de mon cœur est venu me troubler,
Et sur mon front, hélas ! ramène le nuage
Loin de me consoler.
On ne peut donc te fuir, souvenir qu’on déteste,
Serpent aux crocs aigus qui ne veux pas mourir !
Vipère, quand au cœur nous mord ta dent funeste,
On ne peut donc te fuir !
Allons ! dévore-moi, souvenir ! La souffrance
Devra, je le sens bien, durer autant que toi ;
Je vis, il n’est de mort en moi que l’espérance :
Allons ! dévore-moi !