Fragment d’une lettre adressée à mayo

Jacques Prévert
par Jacques Prévert
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… et comme chaque année jamais le printemps

par ici comme ailleurs n’a été aussi beau

Et qu’est-ce que ça peut faire

disait le charbonnier

que le monde soit mauvais

puisque la vie est belle

A ce propos mon cher
Amimayo

connais-tu la nouvelle

elle est bien bonne

Dieu est mort à ce qu’il paraît

les éditions
Gallimard m’ont envoyé

une lettre de faire peur je l’ai donnée à lire à mon chat ça devait arriver m’a dit le matou gris tant va la cruche à l’eau de vie qu’à la fin du compte elle se meurt enfin nous verrons ça plus tard au

cinématougraphe
D’accord a dit le facteur les plus longues plaisanteries ne sont pas forcément

les meilleures
Et nous avons trinqué ensemble tous les trois le chat le facteur et moi et nous avons beaucoup parlé de toi
Ce qui me plaît disait le facteur

c’est la grande image

avec tous ces bons garçons

qui assomment les oiseaux

avec des gros bâtons

c’est très justement observé

et c’est plein d’altruisme et de solidarité

Tout à fait comme dans la vie

tout à fait comme dans le métro

quand ils se regardent sans oser se voir

et qu’ils se soufflent dans le nez sans mot dire

Et leurs doigts se boudinent en douce

et leurs cheveux se dressent et tombent

sur leurs vestons mouillés

et leurs genoux se cagnent

et ils ont envie de pleurer

alors

avec le bâton du souvenir

avec la trique du désir inassouvi

avec le casse-tête de la mémoire trop fidèle

ils pourchassent les oiseaux du regret

ils assomment tout ce qui vole encore

et les petits moineaux crevés des doux jardins

d’hiver de l’enfance oubliée

ils les achèvent dans leur tête

frénétiquement sans bouger

à coups de pied

sans sourciller

et puis ils descendent à la
Muette

ou bien au
Père
Lachaise

ou bien à la
Cité

avec leur très grosse tête

remplie de plumes vertes

et de mauvais sang caillé

et leur grosse tête bien blême

se tient toute droite debout

au
Kierkegaaarde à vous

en équilibre mou

sur leurs épaules étroites

Moi dit le chat

je préfère s’il vous plaît

les petits paysages humains et clandestins

ces tendres jeux de mains de belles et de vilains

ces caresses chuchotées en pièces détachées

et je vous avouerai

que j’ai un petit faible

pour le sujet en peinture

Et si nous buvions un coup

dit le facteur

à la santé du peintre

À cet instant la porte s’ouvre

et trois personnages entrent dans la pièce

et sans se faire annoncer

car ni le chat ni le facteur ni moi

ne les aurions reçus

je suis dit le premier

l’abbé
Moral le
Bienheureux
Curé d’Art

directeur de conscience picturale

pour la localité

et voici
Jean
Paulhan

qui vend des pots de fleurs à
Tarbes

et voici
Waldemar
Georges
Ohnet

auteur d’un remarquable article

paru dans le
Barbier de
Séville littéraire

et intitulé

deux points et guillemets

un
Maréchal de
France peut-il sans

Képi être statufié à cheval

Nous sommes venus ici pour parler

de choses et autres

et surtout pas de la pluie et du beau temps

mais très particulièrement

du sujet en peinture et d’ailleurs

à vrai dire en peinture peu importe le

sujet et même s’il n’y a pas ou peu

ou presque pas ou guère plus de sujet

l’essentiel c’est qu’il soit bon

oui

que ce soit un bon sujet

le
Bon
Sujet

tout est là

et c’est pareil pour la pendule

et itou pour la conversation

Comme c’est beau les amandiers en fleurs

dit le facteur

et l’amour dit le chat

et le souvenir

Sur la route de
Tourrettes

une petite fille chantait

c’était comme aujourd’hui

le doux début de
Mai

elle chantait un cantique

c’était beau à pleurer

car

elle avait changé presque toutes les paroles

parce que presque toutes les paroles

lui déplaisaient

ainsi la liberté tient la

vérité par la main

dans la bouche des enfants

C’est le mois des cerises

c’est le mois le plus beau

nous mangerons les cerises

nous cracherons les noyaux

Voilà ce qu’elle chantait

au plus clair du soleil

mon cher
Amimayo

et sa voix se perdait dans les
Gorges du
Loup

Mais ça me rappelle

dit le facteur

une très très vieille ritournelle

que chantait toujours ma sœur

elle est morte seule aujourd’hui

mais ça n’empêche pas bien sûr

la chanson d’être jolie

Une rose pleurait au jardin des olives
Jésus
Christ m’a fauché mes épines pour se couronner de lauriers maintenant ils vont m’arracher à la terre…

… et je ne me rappelle pas très bien la suite

tout ce que je sais

c’est qu’il y avait dans l’histoire

un homme qui s’appelait Éros

et que la rose l’appelait en mourant.

Jacques Prévert

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