L’aveugle tardif
Lyon un dimanche matin.
Sur son tapis de brume le soleil fait sortir les couleurs et les trois fleuves s’allument, le vert, le gris, le rouge : le
Rhône, la
Saône et le
Beaujolais.
Il fait clair et calme et l’orchestre des rues ne joue plus son grand air de ferraille affolée, sa crissante mélopée de portières claquées, de pare-chocs heurtés, de freins brutalisés et d’ailes arrachées.
Échappés, libres, c’est bien leur tour, de rares passants, comme des gens d’un autre âge, se promènent tranquillement, convalescents du vacarme d’hier, déjà à la merci de celui de demain.
Il fait clair et calme, on peut voir les choses, regarder les êtres et les entendre.
«
Tentez votre chance!
Qui n’a pas son dixième?
Demain le tirage, tentez votre chance… »
Ce refrain obsédant et d’habitude aussi dérisoire que celui des vendeuses d’Esquimaux surgissant dans l’entr’acte noir, pourquoi est-il ce matin si avenant, si lointain?
la voix qui le murmure et comme de coutume vous invite à ne pas oublier que le hasard, le sort, la chance sont nationalisés, c’est la voix d’un aveugle à l’orée d’un passage désert et cette voix est chaude, fraternelle, sans amertume.
la fortune est aveugle elle aussi et sans aucun doute gaie comme les aveugles et comme le sont toujours les
Portugais, tout petit on le lui a dit et depuis longtemps là-dessus
Henri
Decanaud sait à quoi s’en tenir.
Et c’est avec une fastueuse indifférence que cet entremetteur charmant propose, comme si c’était sa sœur, la fortune aux passants, tout en pensant à autre chose, en pensant à ce qu’il aime, tout en rêvant des poèmes.
Antibes.
le soleil, la chaleur.
Œdipe souriant, guidé par la jeunesse, traverse le marché où des voix tôt levées clament le prix des fleurs, la gaîté du soleil, le piment des piments, la fraîcheur du poisson et la splendeur des fruits-Henri
Decanaud, conduit par une nièce jolie comme un cœur, s’en va « voir » un ami, lui parler de la mer et de la poésie.
Il est debout sur une terrasse où l’on découvre au loin un paysage de
Nicolas de
Staël, un vapeur blanc, une fumée grise, l’horizon implacable et le bleu de la mer où se noie le soleil.
–
La mer, je ne l’ai jamais vue, dit-il en souriant,
secouant doucement la tête, comme pour s’excuser.
«Je suis aveugle tardif, mais je ne venais pas en vacances à
Antibes lorsque j’étais enfant, la mer, j’en rêvais seulement et maintenant je la connais un peu et on s’entend bien tous les deux. »
Et il parle de son enfance, de la musique et de la guerre ou du bonheur, de ses semblables, des gens heureux et malheureux, de la lumière et de cinéma, de radio.
Comme il a demandé un renseignement, une petite précision au sujet d’un film :
–
Je vois, dit-il, c’est un trompe-l’œil.
Puis, à propos du cinéma, il précise qu’il y va seulement de temps en temps.
Et comme quelqu’un s’étonne naïvement, il ajoute :
–
Autrefois, dans un autrefois tout récent, le cinéma
était muet, comme ils disent et je n’étais pas encore aveugle, alors, comme tout le monde, je faisais parler les acteurs, je me disais ce qu’ils voulaient dire.
«Aujourd’hui, j’écoute ce qu’ils disent et la musique et les bruits.
D’après ça, je fais les images, les paysages, les visages, mais c’est plus difficile, plus fatigant qu’avant. »
Et puis il dit le plaisir qu’il a d’écrire et il lit les textes avec les mains.
« …
Un
Jour l’argent voulait être riche riche d’être vrai véritablement vrai… »
Ainsi parle et écrit le rêveur éveillé qui psalmodie la chance, à
Lyon,
Place des
Terreaux, non loin de la fontaine et parmi les pigeons.
–
Tentez votre chance…
Aujourd’hui le gros lot est de quarante millions.