Misère et soleil
Êtes-vous quelquefois, rêveur, passé devant
Des baraques de bois qui craquaient à tout vent ?
Il faisait froid et chaud. C’était quelque dimanche ;
Un être maigre et laid sautait sur une planche ;
Il riait. Il était revêtu d’un lambeau.
Homme ou femme, il sautait. Beaucoup le trouvaient beau,
Et beaucoup admiraient ses paillettes de cuivre,
Sans songer qu’il riait de la sorte pour vivre.
Et si vous avez vu, dites, qu’aimez-vous mieux
Du saltimbanque triste ou du public joyeux ?
Avez-vous traversé jamais de vieilles rues ?
Les femmes, en haillons, sur vos pas accourues,
Deux enfants sur les bras, vous ont-elles montré
Leur misère vivante, et là, le cœur navré,
Insulté des petits, heurté de quelque homme ivre,
Effrayé de la mort, pris du dégoût de vivre,
N’avez-vous pas songé : « D’où vient que le ciel bleu
Brille sans s’émouvoir et sans trahir un Dieu ? »
Pour moi j’ai contemplé ces choses. Par la ville
J’erre souvent. Je plains notre humanité vile,
Et je répète en moi que si l’homme ici-bas
N’est pas heureux, c’est que son prochain ne veut pas.
Le riche est lâche. Il faut qu’on jeûne quand il mange !
Et je contemple alors le ciel,… et c’est étrange !
Or, hier, j’ai voulu fuir l’homme et marcher vers Dieu ;
J’ai pris la mer. Le vent chantait sous l’azur bleu,
Et je songeais qu’il faut que tout esprit travaille
À livrer au malheur la dernière bataille ;
Et je fuyais toujours loin de terre, croyant
Trouver un peu de paix sous l’espace brillant.
Mais je vis des forçats qui ramaient sous la chaîne ;
Des matelots grimpaient dans les mâts avec peine ;
Un vieux pêcheur tendait vainement l’hameçon,
Et soudain j’entendis un grand bruit. Le canon
Tonnait, et cette poudre avait coûté des sommes
Plus fortes qu’il ne faut pour nourrir bien des hommes.
Les Léviathans noirs étaient prêts aux combats.
Sur ces monstres de fer hurlait le branle-bas…
Alors je détournai les yeux vers la campagne :
La Guerre, un fort debout sur la haute montagne,
Disait : « C’est moi qui suis le maître tout-puissant :
Je veux vivre ! je veux des larmes et du sang ! »
Sombre, je me penchai pour voir au fond de l’onde :
C’était confus. Pourtant j’entrevis tout un monde,
Tout un monde hideux qui roulait vaguement
Sous les flots, et des yeux terribles, par moment
Me lançaient comme un dard leur clarté surhumaine ;
D’horreur et de pitié ma jeune âme était pleine,
Et je m’enfuis. Le vent chantait sous l’azur bleu…
Je gagnai la cité des morts pour chercher Dieu !
Les cyprès pleuraient seuls, quand j’entrai, sur les fosses ;
D’ailleurs, partout la joie ou bien des larmes fausses ;
Les moineaux francs, nombreux, chantaient devant la mort ;
J’étais calme ; j’étais tout tranquille d’abord.
On portait un enfant qu’on jeta dans la terre,
Et les suivants riaient devant le grand mystère.
Ce rire me navra. Là, des tombeaux ouverts
Attendaient leurs cercueils pour être recouverts,
Et sur d’autres, ici, poussaient de folles herbes ;
D’autres étaient chargés de sculptures superbes…
Ma tristesse grandit, car la société
Étalait encore là toute sa vanité !
Et devant ce néant et ces bouffonneries,
Ces festons de papier et ces verroteries,
Indigné, je criai, niant toute vertu :
« Impassible Soleil, pour qui resplendis-tu,
Et que fais-tu là-haut à regarder la Terre ? »
Et j’entendis les morts me répondre : « Il espère ! »