Lettre à claude delmas
Cher vieux copain cette mémoire
N’est après tout pas si profonde
Et quelque part au creux du monde
A l’heure où le soleil vient boire
Un peu de sang dans mes deux mains
Je reste là c’est le matin
Je regarde cette lumière
Et je songe que jamais
Nous n’en aurons fini de nos paroles amères
Au seuil du joli mois de mai
Avec le vin avec la bière
A Saint-Germain-des-Prés ou bien ailleurs
Du côté de Boulogne ou bien d’Auteuil
Entre Créteil et Levallois
Puisqu’il est devenu si difficile
De mourir sur cette croix
Que toujours font les chemins
Verts ou gris de la campagne ou de la ville
Comme cet autre qui peut-être nous aimait bien
Tu sais le grand barbu le nommé Jésus-Christ ?
Cette mémoire est comme un pays
De lilas et d’aubépines sur la craie
Cette mémoire est comme un bol de lait
Sur un toit bleu tout près du ciel
Posé là pour les chats de gouttière
Et c’est après tout la faute du printemps
Si je ne sais plus le nom des fleurs de mon jardin
Mais de ceci je me souviens parfois dans tes poèmes
S’ouvre un grand cimetière un peu triste et que j’aime
A cause de ces croix vivantes et de ces gens
Qui viennent plus morts que les morts
Et qui vraiment se croient vivants
Je regarde encore aujourd’hui
Et j’ai vu de vieilles paysannes avec de l’eau des fleurs
Dans une cruche qui livides montaient
Arroser silencieuses fleurir le très cher cœur
Du vieux mari qui s’étrangla d’un nœud de joncs acides
Et qui n’a nul besoin de leurs grands doigts branchus
Pour s’épanouir au ciel comme un pêcher têtu
Mais tout n’est peut-être pas aussi triste
Ni dans tes poèmes ni dans mon pays
On oublie Salomé on oublie Jean-Baptiste
A voir ici et là sans queue ni tête les mauvis
Dormir encore au fond des saules après l’amour
Et toujours cette mémoire et toujours
Mes allées et venues dans cette mémoire
Dont je t’ai dit qu’elle était comme
Un verger d’avril aux pommiers sans pommes
Mais chargés de tant de neige illusoire
Alors je vais je viens celle que j’aime est avec moi
Le coin de sa bouche est sur le coin de ma bouche
Il y a deux roses qui s’aiment au-dessus de la source
Il y a dans le vent des nuages sans poids
Je pense à ce bonheur à ce malheur de l’absence
Et du retour confondus quand la nuit n’a plus de sens
Et que seront bientôt franchies les étoiles qui s’amassent
Entre nos deux forêts de songe Claude Delmas.