L’Avènement
J’étais, je suis toujours, l’homme de la tribu.
L’aube approchait. Couché dans mon coin de caverne
je luttais pour plonger aux sombres eaux du rêve.
Des spectres d’animaux traînant des dards brisés
ajoutaient à l’horreur des ténèbres. Pourtant
je pressentais une faveur : telle promesse
tenue, ou la mort d’un rival sur la montagne,
ou peut-être l’amour, une pierre magique…
J’avais reçu cela, j’en suis sûr, puis je l’ai
perdu. Mon souvenir rongé de millénaires
ne garde que cette nuit-là, que son matin.
J’étais désir, j’étais attente, j’étais peur.
Soudain j’entends la sourde voix interminable
d’un troupeau traversant l’aube. Je lâche tout,
mon arc de chêne lourd, les flèches qui se fixent.
Je cours à la crevasse au fond de la caverne
et je les vois alors, braise rousse, les cornes
cruelles, l’échine montueuse, le poil
noir comme l’œil lugubre aux aguets. Ils étaient
des milliers. Je me dis : Les bisons ! C’est un mot
qui jamais jusqu’alors n’avait passé mes lèvres,
mais aussitôt j’ai su que c’était bien leur nom.
J’étais aveugle jusque-là, je n’étais pas
au monde avant de voir les bisons de l’aurore.
Je ne permis à personne de profaner
ce flot pesant de bestialité divine,
d’ignorance, d’orgueil, d’astrale indifférence.
Un chien mourut sous eux ; ils auraient écrasé
des hommes, des tribus. Ma caverne rejointe,
l’ocre et le vermillon traceraient leur image.
Ils furent dieux par la prière et les victimes.
Je n’ai pas prononcé le nom d’Altamira.
Innombrables furent mes formes et mes morts.
Extrait de: 1976, L’Or des Tigres, traduit de l’espagnol par Nestor Ibarra, (Gallimard)